A Gourin, dans le Morbihan, une réplique miniature de la statue de la Liberté trône au centre de la place de la Victoire. Installée à 5 460 kilomètres de la statue originale à New York, elle commémore près de cent ans d’échanges entre les villages du centre de la Bretagne et les Etats-Unis. Dans cette ville de 4 000 habitants, tous ont un oncle, un frère ou un cousin en Amérique, quand ils n’y ont pas eux-mêmes vécu.
« Mes grands-parents ont quitté Gourin au début des années 1920. Ils se sont rencontrés et se sont mariés aux Etats-Unis », raconte Josette Jouas. Cette Bretonne a grandi aux Etats-Unis dans les années 1950, avant de s’installer à Brest pour y enseigner l’anglais. « L’histoire de ma famille est liée à cette immigration, qui s’est poursuivie sur plusieurs générations. Je ne suis pas un cas isolé : mes ancêtres ont fait comme tous les autres. »
Les pionniers, de Jacques Cartier à Nicolas Le Grand
« Sur chaque vague de la mer, il y a un Breton », dit-on dans la région. Le massif armoricain abrite un peuple de navigateurs, et le malouin Jacques Cartier – qui explora et cartographia le golfe du Saint-Laurent au XVIe siècle – n’est pas le seul à avoir marqué l’histoire américaine.
Le Vannetais Joseph-Pierre de Bonnécamps découvrit l’Ohio. Jean-Jacques Audubon fut le premier ornithologue du Nouveau Monde. Parmi les nobles et militaires, Armand Tuffin de La Rouërie fut un héros de la guerre d’indépendance, quand Régis de Keredern de Trobriand s’illustra aux côtés des abolitionnistes lors de la guerre de Sécession. Il devint, après La Fayette, le second Français à porter le titre de général de division de l’armée des Etats-Unis.
L’une de ces aventures individuelles déclencha un exode de masse dans la région des montagnes Noires, à la frontière entre le Finistère, le Morbihan et les Côtes d’Armor. En 1880, Nicolas Le Grand, tailleur sans le sou, quitte Roudouallec pour tenter sa chance sur le nouveau continent. Illettré, il ne donne pas de nouvelles pendant quatre ans et les villageois l’imaginent mort, « dévoré par les Peaux-rouges ». A son retour, il a amassé assez d’argent pour s’acheter une ferme. Il repart quelques mois plus tard, entraînant douze hommes à sa suite.
Comme lui, beaucoup de Bretons se sont exilés aux Etats-Unis pour « faire de l’argent », à une époque où leur région natale en manquait cruellement. Les terres agricoles du centre souffraient d’une démographie trop importante. Des familles de plus de dix enfants s’entassaient dans de petites exploitations. La famine menaçait. Acculés, les fermiers se sont rendus à pied à Morlaix ou au Havre, d’où les cargos de marchandises les emmenaient, en troisième classe, jusqu’à Ellis Island.
Milltown et Lenox Dale, les communautés des Bretons d’Amérique
« N’apporter avec soi que ses habits, le linge de la famille […]. Ne vous chargez point d’objets que vous trouverez facilement ici, comme les meubles ou batteries de cuisine. N’oubliez pas, cependant, la poêle qui sert à faire des crêpes : bien des fois, les Bretonnes ont déclaré qu’elles auraient été heureuses de la posséder », conseillait le curé de Saint-Brieuc aux voyageurs, en 1905. Pour la traversée, il recommande d’emmener « quelques livres de beurre et un habit de rechange ». Le voyage dure alors une dizaine de jours.
A l’arrivée, les Bretons ne prennent pas, comme les Italiens ou les Irlandais, le chemin de la ville. Ils rejoignent leurs pairs installés dans la campagne du Massachusetts et du New Jersey. Là, ils travaillent « dans le privé », sur les immenses propriétés de riches industriels de Lenox Dale, dans Massachusetts, ou comme bûcherons dans le Vermont. Les femmes sont servantes ou nourrices, les hommes deviennent cochers, gardiens ou fermiers. Aucun d’entre eux ne parle anglais. Pierre Corbel, arrivé en 1920, va d’exploitation en exploitation pour trouver du travail en échange d’un repas. Pour se faire comprendre des locaux, il se frotte le ventre.
A Milltown, dans le New Jersey, une usine de pneumatiques Michelin a ouvert ses portes en 1907. Elle embauche de nombreux Bretons, seuls employés de l’usine à avoir connaissance des recettes secrètes de la fabrication des pneus français. Les Américains s’étonnent de les voir brasser du cidre et élever des lapins pendant leur temps libre. Les employés sont jeunes et célibataires. Il y a tant de mariages que l’une des contrôleuses de l’usine cessera d’y travailler pour confectionner les robes. Les naissances viennent élargir cette communauté à part.
La grande vague des années 1950
En 1929, la Grande Dépression s’installe et l’usine Michelin ferme ses portes. On comptait alors 3 000 Gourinois dans la région de New York. La moitié d’entre eux retourne en France. « Quitte à être pauvre, autant être pauvre chez soi », tranche Marie-Anne Boropert, repartie à Gourin en 1934, avec son mari et leur fille de huit ans. La Seconde Guerre mondiale porte un autre coup d’arrêt à l’immigration. Les Bretons d’Amérique sont appelés à combattre sur le continent européen en même temps que les G.I. de l’armée américaine. Pour certains, c’est la première occasion de rentrer au pays depuis des années.
Dans les années 1950, les échanges reprennent de plus belle. En Bretagne, les mines d’ardoise n’embauchent plus et 70 000 personnes partent vers les Etats-Unis et le Canada. Chacun a un oncle en Amérique, prêt à l’accueillir. La fille de Marie-Anne Boropert embarque à son tour pour l’Amérique en juin 1950 avec, dans les bras, sa fille Josette (Jouas). La traversée en bateau ne dure plus que cinq jours. Les premiers avions apparaissent. New York est en pleine expansion.
Dans la fratrie de Christiane Jamet, 84 ans, neuf des dix enfants ont émigré à cette période. Elle-même avait vingt ans lors de son arrivée, en 1952. « J’ai commencé par faire beaucoup de petits boulots et du babysitting. J’ai ensuite travaillé dans les usines de parfumerie Coty, qui embauchaient beaucoup de Françaises. » Elle monte un salon de coiffure à Manhattan, où elle emploie quatre de ses sœurs. La clientèle américaine est séduite par ces Frenchies. « Je crois que, tout le temps où j’ai travaillé là-bas, mon nom n’a jamais été bien prononcé », sourit-elle. Elle n’est retournée en France que quarante ans plus tard.
Le Stade breton et l’Association bretonne
L’intégration de ces nouveaux venus est organisée par un réseau d’associations. En 1948, après des années passées à accueillir et à placer les jeunes femmes débarquées à Ellis Island, Anna Daniel prend la tête de l’Association bretonne, dédiée à la culture et à la danse. Sept ans plus tard, Jean Pengloan transforme à son tour le club de foot informel en association. Son Stade breton organise des matches, des voyages et de grands rassemblements comme le bal de la Sainte-Anne. Une fois par an, des milliers d’expatriés se retrouvent pour danser avec le cercle celtique et célébrer leur héritage culturel.
La communauté est soudée ; elle permet de trouver rapidement du travail. Près de 90 % des Bretons se retrouvent en cuisine. « Mon père ne parlait pas un mot d’anglais en arrivant », se souvient Josette Jouas. « Il a commencé par éplucher des légumes dans un hôpital et a fini chef cuisinier dans un restaurant. » Les plus débrouillards deviennent serveurs, chefs de salle et ouvrent leur propre établissement. « Nous habitions alors sur la 52e Rue et le samedi, nous allions chercher notre commande de crêpes au restaurant le Tout Va Bien, où des Bretonnes venaient les déposer. » L’adresse est l’une des seules qui existe encore aujourd’hui. Le Paris-Brest, le Café Brittany, le Café des Sports, le Coq-au-Vin ou les Sans-Culottes ont depuis disparu.
Le lien au pays demeure fort. Chaque été, le Stade breton réserve des avions entiers à destination d’Orly pour que les Bretons d’Amérique rentrent passer quelques semaines « sur la terre ». « Nous arrivions par le train à Rosporden, où la famille venait nous chercher. Certains louaient des voitures, on voyait dans le village leurs plaques d’immatriculation rouges marquées « TT », pour « trafic temporaire » », décrit Josette Jouas. Trois agences de voyage ont ouvert autour de Gourin. En 1967, Jean Fichen installe un bureau Air France dans sa quincaillerie de Roudouallec et aide les candidats à l’immigration. C’est une période « heureuse », où l’on attend l’été pour se marier avec la famille réunie.
Une nouvelle génération de Bretons
Au fil des ans, les visites des Américains à Gourin s’espacent. « Les gens ont commencé à voyager à l’intérieur des Etats-Unis, ils ne revenaient plus systématiquement passer l’été en Bretagne », souligne Christiane Jamet. Autour de New York, les associations s’essoufflent, faute de membres, et les brasseries tenues par les Bretons ne survivent pas à la crise de la restauration des années 1980. La France est en pleine expansion économique. L’instauration de quotas par le président Kennedy achève de fermer les portes de l’Amérique.
« Jusque dans les années 1970, le réseau associatif était nécessaire pour s’en sortir. Aujourd’hui, l’expatriation est radicalement différente : les nouveaux arrivés ont déjà un visa, un travail et parlent tous anglais », explique Charles Kergaravat, président de l’association Breizh Amerika, né aux Etats-Unis de parents bretons. « En outre, les anciens qui se sont construit une bonne situation sont partis vivre dans des maisons en banlieue. Ils se sont éloignés des réseaux. » Elevés à l’école américaine, leurs enfants et petits-enfants ne parlent plus ni français, ni breton.
« La transmission de la langue et de la culture celtiques d’une génération à l’autre est très difficile », déplore Philippe Argouac’h, qui a fondé l’association Bretons of California à San Francisco dans les années 1990. « Les Bretons s’intègrent facilement. Trop, peut-être, pour conserver leur culture. » Josette Jouas se rappelle en effet avoir toujours répondu en anglais à ses parents, pour « faire comme ses camarades d’école » et « ne pas être une immigrante ».
Le sens de la communauté se perpétue donc de manière informelle. Lorsqu’il a ouvert sa pâtisserie Cannelle dans le Queens, en 2007, le chef finistérien Jean-Claude Perennou a bénéficié d’un soutien inattendu. « De nombreux Bretons du quartier sont venus passer des commandes, pour nous aider à démarrer. » Depuis, il s’est mis à vendre du gâteau breton – « un succès surprenant auprès des Américains ! » – et du kouign-amann. L’ancien patron du bar Zébulon, à Brooklyn, admet aussi que « lorsqu’un Breton arrive, [il] passe les coups de téléphone nécessaires pour l’aider à trouver du travail ».
Les jeunes bretonnants
Au début des années 2000, le réseau Bretons in California périclite, quand celui de New York évolue. L’arrivée de jeunes travailleurs diplômés, sur des visas courts, relance le dynamisme de la culture celtique et l’entraide à l’intégration. Une nouvelle association voit le jour : BZH New York. « Pour nous, l’idée de communauté demeure centrale », souligne Aodrenn Guyodo, membre du collectif depuis 2006. « Nous essayons de garder un lien avec les Bretons qui habitent en France et aidons ceux qui arrivent, même pour le tourisme. »
En 2017, ils ont invité le bagad de Lorient à jouer pour la parade de la Saint-Patrick et organisé les 25 ans du festival des Vieilles Charrues à Central Park. La région Bretagne leur octroie des aides financières. Au-delà de la côte est, d’autres groupes se forment, se reforment ou survivent. « Il y a des Bretons partout : en Louisiane, dans le Maine, en Californie », énumère Charles Kergaravat. Cet ex-trader a créé l’association Breizh Amerika pour soutenir des projets culturels et économiques entre la Bretagne et les Etats-Unis.
Fête de la Bretagne en Louisiane, repas de Noël à San Francisco, concerts… « Nous cherchons à reformer les communautés, éparpillées dans les grandes villes », explique Thomas Moisson, vice-président de l’organisation, qui vient d’emménager en Californie. « Cela passe par la musique, mais aussi par l’économie. » Un concours de start-up permet chaque année à des entrepreneurs du Morbihan, des Côtes d’Armor ou du Finistère de se former aux normes du marché américain.
Cent-quarante ans après les premiers départs, les relations entre Armorique et Amérique se réinventent. D’autres identités régionales françaises se sont fait une place aux Etats-Unis : les Basques en Californie, les Alsaciens dans l’Etat de New York… Mais pour Philippe Argouac’h, c’est entre Bretons et Américains que les points communs sont les plus nombreux. « Ces deux peuples ont la culture du travail, de l’individualisme et de l’entreprenariat. Ils descendent des pionniers ou des paysans, deux professions tournées vers l’avenir. »
Article publié dans le numéro de février 2018 de France-Amérique. S’abonner au magazine.