A la fin des années 1950, Félix Houphouët-Boigny, ministre d’Etat de la Quatrième République, est à New York où il vient représenter la France aux Nations unies. L’ancien député de Côte d’Ivoire est accompagné de son directeur de cabinet, un haut fonctionnaire tout ce qu’il y a de plus blanc. Un soir, ce dernier a l’idée d’emmener son ministre à Harlem. Ils entrent dans un bar pour prendre un verre. Le serveur noir, qui n’a évidemment jamais entendu parler d’Houphouët, n’imagine pas un instant qu’un Noir puisse être ministre dans un pays de Blancs. A Paris, cela n’aurait pas étonné.
Cette historiette illustre assez bien la différence entre la situation des Afro-Américains et celle des Noirs de France. Que ce soit à Dallas, à Chicago ou à Salt Lake City, voire à New York et à Los Angeles, un Noir est, pour un Blanc, un descendant d’esclave. Rien de tel en France, où l’esclavagisme s’est exercé loin de l’espace métropolitain et n’a laissé que très peu de traces dans la mémoire collective. Au contraire, peut-être, de la colonisation, un chapitre historique bien plus récent et beaucoup plus ambigu où quelques aspects positifs – la scolarisation, la lutte contre les grandes endémies – alternaient avec les pratiques les plus honteuses : travail forcé, expropriations, exactions en tout genre.
Ségrégation juridique
Tout a été dit sur l’engouement pour Paris des artistes afro-américains du début du XXe siècle. Ils avaient le sentiment de jouir d’une liberté qui leur était refusée dans leur propre pays. Et pour cause. Pendant un siècle, à compter des années qui ont suivi la guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage, votée par le Congrès en 1865, la ségrégation raciale, sanctionnée par le droit dans les Etats du Sud, a rythmé la vie des Américains. Dans les bus, les écoles, les hôpitaux, dans tous les lieux publics, Blancs et Noirs vivaient séparés les uns des autres. Si, dans la France coloniale, la ségrégation était bien réelle, elle n’a jamais pris un caractère juridique. On n’a jamais vu à Paris ou à Marseille des voitures de train ou des cabines d’ascenseurs réservées aux Blancs, comme ce fut le cas en Amérique jusque dans les années 1960. Peu nombreux, certes, les étudiants subsahariens et antillais se mélangeaient aux autres. De belles amitiés, comme celle qui unit Léopold Sédar Senghor et Georges Pompidou, élèves ensemble au lycée Louis-le-Grand à la fin des année 1920, virent ainsi le jour. Autre différence entre les deux pays, le nombre. Selon les dernières estimations, les Africains-Américains seraient quelque 42 millions, soit 12,7 % de la population totale (330 millions).
En France, contrairement aux Etats-Unis, la loi interdit les dénombrements par origine ethnique. Autre écueil, les métissages, fréquents. Comment classer les habitants des Antilles, dont beaucoup ont des ancêtres noirs et blancs ? Par divers recoupements, et à considérer que pratiquement tous les « domiens » – les habitants des départements d’outre-mer (Réunion, Guadeloupe, Martinique, Guyane, Mayotte) – sont noirs, on peut oser un chiffre : 5,5 millions de Noirs en France, dont 2 millions vivant dans les départements d’outre-mer et 3,5 millions sur le territoire métropolitain (2,5 millions originaires d’Afrique et 1 million de domiens ou descendants de domiens). Ce qui équivaudrait à environ 8 % de la population totale. Par comparaison, au Royaume-Uni, pays qui a un passé colonial comparable à celui de la France, Noirs et métis, au nombre de 3,5 millions environ, représenteraient 5 % de la population.
Ce qui distingue aussi les deux pays, c’est l’ancienneté de leurs communautés noires respectives. Les premiers esclaves ont été débarqués dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord dès le début du XVIIe siècle. A la fin de ce même siècle, ils étaient près de 800 000. En 1900, les Noirs étaient dix fois plus nombreux et, en 1950, leur nombre avait encore doublé pour dépasser 15 millions. Si la présence de Noirs sur le sol de France est attestée depuis le XVIe siècle, on en comptait tout au plus 5 000 au milieu du XVIIe siècle. Ce n’est qu’après 1960 que leur nombre a grimpé en flèche avec l’arrivée d’un demi-million d’Antillais et de Réunionnais, suivis de centaines de milliers de Subsahariens (notamment du Sénégal, de Côte d’Ivoire, du Cameroun et du Mali).
Le paradoxe américain
A la différence des Etats-Unis – et du Royaume-Uni –, des personnalités noires ont très tôt joué un rôle dans la vie politique française. Immortalisé par un tableau d’Anne-Louis Girodet, Jean-Baptiste Belley, esclave affranchi de Saint-Domingue (futur Haïti), siégea de 1793 à 1797 à la Convention nationale puis au Conseil des Cinq-Cents sous le Directoire. Un siècle plus tard, c’est tout un groupe d’élus noirs des Antilles, parmi lesquels le Guadeloupéen Hégésippe Légitimus et le Martiniquais Joseph Lagrosillière, qui accéda au palais Bourbon.
L’histoire a retenu bien d’autres noms. Celui, par exemple, de Louis Guizot, né en 1740, lui aussi à Saint-Domingue, fils d’un colon huguenot et d’une esclave de l’île. Elu en 1790 maire de Saint-Geniès-de-Malgoirès, dans le Gard, il sera le premier « homme de couleur » à occuper une magistrature municipale en France. Quelques années plus tard, en 1914, Blaise Diagne sera le premier député noir d’Afrique subsaharienne. Il deviendra aussi le premier Africain à occuper un poste ministériel, se voyant confier en 1931 le sous-secrétariat d’Etat aux Colonies. Sous la Quatrième République, entre 1946 et 1958, 52 députés d’Afrique noire siègent à l’Assemblée nationale. Après 1955, chaque cabinet ministériel comptera au moins un membre noir. Ils ne seront pas moins de quatre dans le gouvernement de Félix Gaillard (novembre 1957-avril 1958). Combien de Français savent-ils que le deuxième personnage de leur pays a longtemps été un Guyanais, Gaston Monnerville, président du Sénat de 1958 à 1968 ?
Certes, au lendemain de la guerre de Sécession, nombre d’hommes politiques noirs furent élus dans les Etats du Sud. Le Mississippi envoya même deux sénateurs au Capitole. Mais, très vite, par le biais de dispositifs juridiques pernicieux, les Noirs furent exclus du jeu politique national. Il fallut attendre 1928 pour qu’un Afro-Américain, Oscar Stanton De Priest, entre à la Chambre des représentants. (Au Royaume-Uni, il faudra attendre 1987, année où quatre députés noirs firent leur entrée à la Chambre des communes.)
Fascinés par la réussite d’artistes et de sportifs afro-américains, beaucoup de Noirs de France regardent avec envie leurs « frères » d’outre-Atlantique. Réservée aux Blancs jusqu’alors, la machine à rêves américaine s’est élargie aux minorités raciales avec l’élection de Barack Obama en 2008. Avant de connaître un sérieux coup de frein lorsqu’il est apparu, au fil des incidents meurtriers avec la police, que rien n’avait changé au pays de l’Oncle Sam.
La France, en avance sur les Etats-Unis ?
Dans Rumeurs d’Amérique (2020), l’écrivain franco-congolais Alain Mabanckou, qui vit aux Etats-Unis depuis 2002, apporte un témoignage personnel digne de la plus grande attention. A ses yeux, « comparée à la lutte des Noirs américains pour être reconnus comme des citoyens à part entière, celle de la France a pris quelques longueurs d’avance ». Et la situation ne s’est pas arrangée, tant s’en faut, sous la présidence de Donald Trump. Non seulement le prédécesseur de Joe Biden n’a jamais eu un mot de compassion pour les Noirs victimes de la police, mais il a applaudi certains suprématistes blancs.
« En Amérique, la destruction du corps noir est une tradition, un héritage », a écrit Ta-Nehisi Coates dans Une colère noire : Lettre à mon fils (2016), un bouleversant essai. Etre noir aux Etats-Unis, c’est vivre en permanence la peur au ventre. Ce qu’on appelle pudiquement « bavure policière » en France est une pratique systématique outre-Atlantique. Les Afro-Américains en sont les premières victimes. Ils risquent trois fois plus d’être tués par la police que les autres. Et quand ils ne sont pas abattus comme des animaux, ils se retrouvent derrière les barreaux. D’après les données du Pew Research Center, ils représentaient 33 % de la population carcérale en 2018. Comme l’a bien dit la sociologue Hélène-Yvonne Meynaud, on est passé « des prisons de l’esclavage à l’esclavage des prisons ».
Nombre d’Afro-Français vivant ou ayant vécu aux Etats-Unis rapportent le même ressenti. A tout moment, outre-Atlantique, on vous fait sentir que vous êtes noir, tandis qu’en France, à Paris en particulier, il vous est possible d’oublier la couleur de votre peau. Excepté, peut-être, dans quelques dizaines de quartiers où sont concentrées les populations urbaines défavorisées et où les jeunes d’origine africaine – et maghrébine – sont en guérilla permanente avec les forces de l’ordre, on peut déambuler sans trop craindre d’avoir des ennuis injustifiés avec la police quand est d’origine subsaharienne ou antillaise.
Ce qui ne veut pas dire que le quotidien est idyllique. Tant s’en faut. Si le racisme ne s’exerce plus ouvertement que sur les réseaux sociaux, il reste bien présent dans la vie de tous les jours, même si c’est de manière insidieuse. Aux insultes grossières – du type « sale nègre » – ont succédé des comportements paternalistes et condescendants. Les marques de rejet sont moins brutales, mais le « délit de faciès » demeure une réalité tangible.
La persistance des discriminations
Si Afro-Français et Afro-Américains ont bien un point commun, c’est la même expérience de la relégation socio-économique. D’après le think tank Economic Policy Institute, le revenu moyen des ménages américains noirs (41 692 dollars en 2018) est deux fois moins élevé que celui des ménages blancs (70 642 dollars). En France, selon l’INSEE, quelque 45 % des ménages dont la personne de référence est issue de l’immigration africaine sont en situation de pauvreté, contre moins de 25 % pour l’ensemble de la population.
Il ne faut pas se voiler la face. Les discriminations à caractère ethnique persistent, et pesamment, dans la société française contemporaine. Si tous les secteurs d’activité leur sont désormais ouverts, les personnes « issues de la diversité » – joli euphémisme pour désigner les non-Blancs – se heurtent encore très souvent au fameux plafond de verre. Plus on monte dans la hiérarchie de l’entreprise, moins ils sont nombreux. Une classe supérieure noire est certes en train de se constituer, mais elle n’a rien à voir avec l’élite afro-américaine née des Noirs libres pendant la période esclavagiste avant de s’élargir avec le mouvement des droits civiques et la discrimination positive, la célèbre affirmative action.
Force est toutefois de noter des avancées. Dans les médias audiovisuels, par exemple. Rares sont les chaînes télévisées hexagonales qui n’ont pas de présentateurs à la peau colorée. Les Noirs occupent aussi une place grandissante dans la culture. Ils ne brillent pas seulement dans la musique. A l’instar d’Omar Sy, qui, en incarnant à la télé le personnage d’Arsène Lupin, a conforté son statut de star internationale, nombre de comédiens, d’humoristes, de danseurs mais aussi de stylistes, de designers ou de chefs étoilés, sans oublier les cinéastes comme Ladj Ly, le réalisateur des Misérables, ont gagné les suffrages du public hexagonal. La littérature n’est pas en reste. D’Ahmadou Kourouma à Marie Ndiaye et Léonora Miano en passant par Alain Mabanckou, Tierno Monénembo ou encore Scholastique Mukasonga, les écrivains d’origine subsaharienne (les domiens un peu moins) engrangent les prix, le Renaudot en particulier, depuis vingt ans.
Reste la représentation des Noirs dans les institutions de la République, qui n’est guère flatteuse. Très peu de ministres, un nombre réduit de parlementaires, aucun maire d’une grande ville en 2021. A quand un Obama français ?
Retrouvez Guénola Pellen, directrice de France-Amérique, et Dominique Mataillet, journaliste à France-Amérique et à La Revue et auteur de cet article, dans l’émission Le débat du jour, le 29 avril 2021 de 19h30 à 20h (heure de Paris) sur RFI.
Article publié en partenariat avec La Revue – Pour l’intelligence du monde et RFI dans le numéro de mai 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.