Histoire

Justus Rosenberg, le dernier membre du réseau Varian Fry

Justus Rosenberg s'est éteint le 30 octobre à l'âge de 100 ans. Professeur de littérature à Bard College, dans la vallée de l'Hudson, il était le dernier survivant du réseau clandestin organisé par le journaliste américain Varian Fry pendant l'Occupation afin d'aider artistes, écrivains et intellectuels à quitter la France et les persécutions nazies. Nous l'avions rencontré en 2016.
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Justus Rosenberg à Marseille, en 1941.

Il a dix-sept ans, le cheveu blond et le teint rosé. Alors qu’il chemine dans les rues de Marseille en cet été 1940, il aurait pu passer pour n’importe quel jeune Français chargé d’une banale livraison. Mais Justus Rosenberg est juif, allemand et en cavale. « Je transportais essentiellement des documents illégaux, de faux passeports et des visas tout aussi authentiques », nous raconte-t-il. Il fait alors partie de l’équipe cosmopolite qui travaille avec Varian Fry, ce journaliste américain en poste à Marseille qui, de 1940 à 1941, a fait passer clandestinement et en lieu sûr quelque 2 000 artistes, écrivains et intellectuels européens, afin de les sauver des persécutions nazies. Rosenberg était le messager et le livreur de la bande. « Le jeune garçon que j’étais à l’époque pensait vraiment faire partie d’un réseau important », se souvient-il. « J’étais le messager d’une organisation très fermée, parce qu’elle n’aidait que des célébrités, des artistes et écrivains de renom. »

Pour être plus précis, c’était l’un des nombreux réseaux marseillais qui aidait les réfugiés à gagner des havres plus sûrs, réseaux parmi lesquels on comptait des unitariens, entre autres ordres religieux. Cependant, le groupe de Varian Fry se consacrait exclusivement aux écrivains, artistes et intellectuels. Au fil du temps, l’élitisme du réseau « a commencé à m’ennuyer », explique Justus Rosenberg. « J’ai rencontré d’autres personnes, parfois aussi jeunes que moi, qui avaient besoin d’aide. Je les ai mis en relation avec Varian Fry mais ils ont été éconduits. » Justus Rosenberg n’était pas seulement le plus jeune membre de l’organisation, il était aussi tout en bas de l’échelle hiérarchique.

Justus Rosenberg était alors bien loin de son Dantzig natal, alors allemand, devenu Gdansk en Pologne, avec son port sur la Baltique et ses chantiers navals. Lorsque les Nazis envahirent la ville, ses parents, des juifs, l’envoyèrent à l’abri à Paris. Mais la Wehrmacht d’Hitler déferla sur l’Europe telle une avalanche meurtrière, rendant Paris particulièrement peu sûre, et Justus Rosenberg gagna le sud de la France pour la relative sécurité de Marseille, où un ami américain le mit en relation avec Varian Fry.

En 1941, Varian Fry fut contraint de quitter Marseille, laissant derrière lui une poignée de ses collaborateurs, dont Justus Rosenberg et – pendant un temps – le peintre allemand Max Ernst et sa maîtresse, l’héritière Peggy Guggenheim. Pour le jeune Justus Rosenberg, le départ de Varian Fry marque le premier chapitre de l’histoire remarquable de sa survie, achevée lorsqu’il se réfugia aux Etats-Unis et finit par retrouver sa famille au cours d’un voyage en Israël. Dès lors, son existence est indissociable de sa judéité – qui lui valut des ennuis – mais aussi de son apparence loin des canons juifs – qui allait lui sauver la vie.

Les hommes âgés oublient, écrivait Shakespeare, qui n’a jamais connu Justus Rosenberg. Au cours des années, celui-ci n’a eu de cesse de raconter son histoire et, à plus de 90 ans, il donne encore des conférences et l’on peut visionner ses témoignages sur la plateforme YouTube. Son récit est empreint de bonté et dénué de rancœur, comme si tout cela était arrivé à un autre. Justus Rosenberg s’est aussi attelé à la rédaction de ses mémoires, qui ne cessent de s’étoffer. Mais il s’est fixé pour but de les achever l’année prochaine. [The Art of Resistance: My Four Years in the French Underground est finalement paru en avril 2021.]

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Justus Rosenberg (en arrière-plan) dans le bureau du réseau Varian Fry à Marseille.

Sans passeport ni les documents nécessaires, il lui fut impossible de suivre son ancien employeur de l’autre côté de la frontière espagnole. « J’ai tenté de fuir et de traverser la frontière via l’un des chemins que nous utilisions avec Varian Fry », se rappelle-t-il. « Sauf que ces itinéraires avaient été découverts et j’ai évidemment été arrêté avant d’atteindre Andorre, puis jeté en prison. » Il fut condamné à une amende et relâché par un juge bienveillant, premier acteur parmi la longue liste des seconds rôles rencontrés au fil de ses aventures, qui comptèrent aussi une infirmière au grand cœur et un prêtre catholique. De retour à Marseille, l’un des deux assistants français de Varian Fry lui conseilla de rallier la branche gaulliste de la résistance française et il l’envoya s’inscrire à l’université de Grenoble, afin d’y recruter d’autres étudiants.

Contre toute attente, en août 1942, le gouvernement de Vichy organisa une vaste rafle estivale : « La grande rafle, ramassant juifs français et étrangers pour les livrer aux Allemands », explique Justus Rosenberg. « On ne nous a jamais dit où nous allions ni pourquoi. » La destination se révéla être un camp de rétention à la périphérie de Lyon. « Les gens y étaient parqués le temps d’être entassés dans des trains et déportés. En cette fin août, il y régnait une chaleur caniculaire. On nous a distribué une couverture à chacun et assigné un dortoir. On nous a aussi précisé l’heure des petits déjeuner, déjeuners et dîners. Voilà à quoi ressemblait un camp français. »

Lorsqu’il apprit de la bouche d’un gendarme bienveillant que les prisonniers allaient être expédiés en Pologne pour trimer dans des camps de travail, Justus Rosenberg prit la décision de s’évader. La méthode employée témoigne de sa détermination. Il se rendit à l’infirmerie (« Tous les camps de concentration en étaient pourvus, même Auschwitz. Pourquoi ? Parce que la Convention de Genève l’exigeait : les prisonniers devaient être soignés, puis exécutés ») en se plaignant d’une crise de péritonite aiguë, pathologie choisie parce qu’il en connaissait les symptômes.

Feignant de se tordre de douleur, il se retrouva sur une table d’opération, une compresse d’éther coincée dans la bouche, et se réveilla après l’intervention. Tandis qu’il était allongé sur son lit d’hôpital, sanglé, une sympathique infirmière (« une jeune femme qui risqua sa vie à bien des occasions ») transmit son message à la Résistance qui parvint à le sauver. « J’ai été envoyé à une adresse à Lyon où l’on m’a fourni une fausse identité : Jean Paul Gruton. On m’a confié aux bons soins d’une paysanne qui me faisait passer pour son neveu et je disparaissais souvent, chargé des missions les plus diverses. »

Justus Rosenberg dépeint la Résistance française comme « une armée à part entière », avec des services distincts responsables du renseignement, de la logistique et des opérations. Son organisation, aussi clandestine que singulière, il la qualifie comme étant « à la gauche du socialisme, mais pas communiste ». Dans un premier temps, il est chargé de localiser les unités allemandes déployées dans le sud de la France. « J’avais des papiers de très bonne qualité et je ressemblais au parfait Aryen. J’étais comme n’importe quel représentant de commerce en voyage. » Entre 1943 et 1945, il multiplie les missions, un jour responsable de mettre en place des zones de largage, où les Britanniques pouvaient parachuter agents et armes pour la Résistance, avant de participer activement à des opérations. Il évoque les barrages installés sur les routes pour retarder les convois des troupes hitlériennes et les embuscades tendues aux soldats allemands, actions qui provoquaient des dégâts dans les deux camps, mais son récit est aussi pudique sur ces détails que l’homme est délicat.

Le 6 juin 1944, Justus Rosenberg était en embuscade à l’affût de soldats allemands, lorsqu’il vit débarquer trois militaires américains qui se promenaient tranquillement le long de la route. Sous le choc, il se précipita à leur rencontre et apprit que le débarquement était en cours. La force d’invasion américaine s’empressa de l’enrôler en tant que guide et interprète. Son engagement dans les rangs de l’U.S. Army le mena jusqu’aux Etats-Unis où, après une succession de postes d’enseignant dans diverses universités, il prit ses quartiers au Bard College, à Annandale-On-Hudson, officiant en parallèle à la New School de New York. Son domaine de prédilection est la littérature comparée. Le professeur à la passion communicative affirme : « L’enseignement ne se résume pas à la description. Nous avons aussi un rôle de prescripteur et pas seulement sur ce qui existe, mais aussi sur ce qui devrait exister. »

Au début des années 1950, il apprend que ses parents – qu’il n’avait plus revus depuis 1937 et qu’il pensait morts – sont en Israël et bien vivants. La communauté juive de Dantzig est la seule qui a survécu – toute entière, ou presque – aux persécutions nazies. Mais Justus Rosenberg a perdu pas moins de quarante-cinq membres de sa famille qui avaient le malheur de vivre ailleurs, parmi lesquels son grand-père, le frère de son père et plusieurs de ses cousins. La communauté juive de Dantzig avait vendu tout ce qu’elle possédait, y compris sa synagogue, afin de récolter les fonds nécessaires pour s’enfuir en Bulgarie et, après moult péripéties, enfin arriver en Israël. En 1952 – l’année où Justus Rosenberg est devenu citoyen américain – il s’est rendu en Terre promise pour y retrouver père et mère. Il avait 31 ans.

Mais Justus Rosenberg est retourné vivre et enseigner aux Etats-Unis, pays où ses parents ne se sont jamais rendus. En 2016, avec sa femme, ils ont créé la Justus and Karin Rosenberg Foundation dont la mission première est – essentiellement via des bourses d’étude – de « lutter contre l’antisémitisme et toute autre forme de préjugés ». « Le racisme regagne du terrain », constate-il. De son propre aveu, il est ressorti de cette expérience non seulement indemne physiquement, mis à part une blessure superficielle, mais aussi psychologiquement. « Je ne fais pas de cauchemar et, tout compte fait, je suis un type assez normal », déclare-t- il, sans doute quelque peu surpris lui-même.


Article publié dans le numéro de novembre 2016 de
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