Beyond the Sea

Natalie Barney : la séductrice de la rue Jacob

Grande beauté, grande séductrice, grande salonnière et grande écrivaine, l’Américaine Natalie Clifford Barney a régné durant près de trois quarts de siècle sur l’intelligentsia lesbienne de Paris.
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Natalie Clifford Barney, vers 1890-1910. © Library of Congress
Par un heureux concours de circonstances conjuguant héritages et revenus substantiels issus des chemins de fer, l’union d’Alice Pike et d’Albert Clifford Barney réunit deux richissimes familles américaines. C’est donc dans un milieu privilégié que naquit, le 31 octobre 1876, Natalie Clifford Barney, première enfant du couple marié dans l’Ohio au début de la même année. Si M. Barney s’effrayait souvent de l’éducation libertaire conçue par son épouse pour leurs deux filles, les parents s’entendaient parfaitement sur l’impérieuse nécessité de faire de Natalie et de Laura des demoiselles de qualité. Gouvernante française, apprentissage du violon, cours de danse et équitation furent, dès l’adolescence, complétés par un voyage en Europe, où l’on prit soin de placer les petites dans les meilleures pensions françaises et anglaises.
La distance d’avec ses parents fut-elle source de souffrance pour la jeune Natalie ? Elle n’en laissa en tout cas rien paraître et s’épanouit dans la pratique du français, l’affirmation de son goût pour la littérature et la fréquentation de ses semblables. Nul doute en effet que la jeune fille, qui se savait lesbienne depuis l’âge de douze ans, ne se délectât du pouvoir que lui donnaient sur ses camarades son assurance souveraine, ses yeux bleus perçants et sa longue chevelure blonde, qui lui vaudrait plus tard d’être surnommée « Rayon de Lune ».
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La jeune Natalie et son poney Tricksy, à Bar Harbor dans le Maine, où sa famille passe ses vacances d’été. © Bibliothèque Marguerite Durand
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Natalie Barney, adolescente. © Library of Congress

A nous deux Paris !

Paris plut tant à Natalie qu’elle décida, à l’âge de 23 ans, d’en faire physiquement la conquête. Et comme rien ne semblait inaccessible à son désir, c’est sur l’une des femmes les plus convoitées de la capitale française qu’elle jeta son dévolu. Un jour de 1899, Natalie Barney se présenta au domicile de Liane de Pougy – courtisane bien connue des riches et puissants d’Europe – travestie en « page florentin envoyé par Sappho ». Le succès de l’entreprise valut aussitôt à la belle Américaine la réputation d’un irrésistible Don Juan lesbien. La publication, deux ans plus tard, par Liane de Pougy, du roman Idylle saphique où le Tout-Paris reconnut Barney sous les traits de Flossie, ajouta encore au scandale.
Mais la jeune femme n’avait que faire de la discrétion et si cet épisode était de nature à favoriser ses aventures galantes, alors elle était prête à en assurer elle-même la publicité. Elle ne s’était d’ailleurs pas privée de faire paraître sous son vrai nom, en 1900, un recueil de vers amoureux intitulé Quelques portraits : Sonnets de femmes. Comprit-elle à cette occasion la colère de son père et pourquoi il s’assura auprès de l’éditeur de la destruction de tous les volumes de cet opus, celle qui déclara un jour : « Je me regarde sans honte : on n’a jamais blâmé les albinos d’avoir les yeux roses et les cheveux blanchâtres, pourquoi m’en voudrait-on d’être lesbienne ? » Cette affaire de poèmes ruina les derniers espoirs de M. Barney de marier un jour sa fille. Deux ans plus tard, le patriarche eut le bon goût de mourir, laissant à Natalie une immense fortune et la liberté d’en user désormais à sa guise à Paris.
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Natalie Barney dans le Maine pendant l’été 1900, probablement photographiée par son amie Eva Palmer. © Yale University/Beinecke Rare Book and Manuscript Library

Une amoureuse de l’amour

La suite de la vie amoureuse de Natalie Barney ne devait jamais laisser en paix ses détracteurs. Alors que la Ville Lumière bruissait encore des derniers échos de sa liaison avec Liane de Pougy, Barney entama une amitié amoureuse avec la non moins sulfureuse Colette, qui bientôt afficha au music-hall sa généreuse poitrine devant un parterre médusé. Puis ce fut le tour de Renée Vivien, poétesse britannique d’expression française, de tomber dans les filets de l’ensorceleuse Barney, qui puisaient de manière privilégiée dans la société des femmes de lettres et des artistes de Paris. Les relations s’enchaînaient ou se vivaient concomitamment, Barney ne concevant aucune exclusivité en amour.

Le 1er mai 1910, l’autrice Elisabeth de Gramont, alors épouse du duc Philibert de Clermont-Tonnerre, entra dans le lit de Natalie Barney. Bien que les deux femmes aient décidé, en 1918, de sceller leur destin en rédigeant un contrat d’union symbolique, la peintre américaine Romaine Brooks fit elle aussi son entrée dans la vie de Barney en 1916, pour ne plus en sortir. Il arriva même à notre séductrice américaine de mener de front trois histoires d’amour, comme à la fin des années 1920 après qu’elle eut suscité la passion de Dolly Wilde, flamboyante nièce du grand Oscar.

Le salon de la rue Jacob

Natalie Barney – qui publia de son vivant une douzaine d’ouvrages, la plupart composés en français – marqua la vie intellectuelle française par ses réunions du vendredi. Ses goûters littéraires devinrent une véritable institution après l’emménagement de la plus parisienne des Américaines dans le Quartier latin, rue Jacob, en 1908. Agrémenté de jardins, flanqué d’un édifice néo-classique à colonnes doriques dédié à l’amitié, le pavillon du 20 rue Jacob sut réunir durant plus de 50 ans gens d’esprit, amis des arts et des lettres et tous ceux qui pouvaient se montrer sensibles à la cause féminine. Aussi sociable que douée de sens pratique, Natalie Barney ne répugna jamais à ce que la beauté s’invitât parmi cette petite société où les adeptes de Sappho étaient souvent majoritaires.

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Une danse d’inspiration antique dans le jardin de la maison de Natalie Barney, rue Jacob à Paris. © Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
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Natalie Barney et Romaine Brooks, en 1935. © Smithsonian Institution Archives
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Natalie Barney dans son jardin, à Paris. © Yale University/Beinecke Rare Book and Manuscript Library

En 1927, réagissant à l’obstination de l’Académie française de n’accueillir en son sein que des hommes, Barney constitua sa propre Académie des Femmes. L’idée était de saluer et promouvoir le talent d’autrices injustement écartées des institutions en raison de leur sexe et/ou de leurs mœurs. Parmi les personnes dont les œuvres furent fêtées et distinguées rue Jacob se trouvaient Gertrude Stein, Mina Loy, Djuna Barnes – à qui Barney inspira le personnage de Dame Evangeline Musset dans Ladies Almanack –, Colette, Rachilde, Lucie Delarue-Mardrus ou encore Radclyffe Hall, qui dépeignit, en 1928, l’indomptable séductrice sous les traits de Valérie Seymour dans son grand roman lesbien Le Puits de solitude.

A 87 ans, Natalie Barney n’avait pas renoncé à l’amour. Elle mit à distance Romaine Brooks, son amour de toujours, pour vivre librement avec Janine Lahovary, une jeunette de 62 ans, fraîchement veuve. Mais selon ses dernières volontés, c’est avec la photographie de sa chère Romaine qu’elle fut enterrée, au cimetière de Passy, à son décès survenu le 2 février 1972, à l’âge de 95 ans. D’aucuns feront remarquer que notre séductrice repose non loin de la tombe de Renée Vivien, son amante d’antan… C’est que c’est bien long, l’éternité!


Article publié dans le numéro d’octobre 2021 de France-AmériqueS’abonner au magazine.