80 ans de France-Amérique

Calder, un artiste au service de la France libre

En 1942, le sculpteur américain se porte candidat pour le Corps des Marines, mais sa demande est rejetée. C’est donc par l’art qu’il prendra part à la Seconde Guerre mondiale. Entre le Connecticut, New York et Washington, Calder œuvre au bénéfice de la France libre. Et signe un impressionnant mobile orné de trois formes aux couleurs du drapeau français et d’une croix de Lorraine, symbole du général de Gaulle. Un acte d’engagement pour ce « Français de cœur ».
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Calder et son Cirque Calder (1926-1930) à Paris, en 1930. © 2023 Calder Foundation, New York/Artists Rights Society, New York; photo by George Hoyningen-Huene

A l’hôtel des Invalides à Paris, chaque visiteur qui pousse la porte de l’historial Charles de Gaulle semble dessiner une nouvelle œuvre d’art. Le moindre courant d’air fait virevolter trois formes de bois bleu, blanc et rouge, dont les ombres dansent sur les murs de pierre. Le mobile de près de deux mètres de haut met en équilibre ces trois ailettes et une immense croix de Lorraine jaune, avec cinq pièces de métal noir, allégories du totalitarisme. Un symbole de résistance qui accueille les curieux dans cet espace dédié au fondateur de la France libre. Le nom de l’œuvre? France Forever, par Alexander Calder.

Réalisée en 1942 et acquise deux ans plus tard par le Français Jean Davidson, correspondant de l’Agence France-Presse à Washington, la sculpture traverse l’Atlantique une première fois en 1989 pour l’exposition Calder intime au musée des Arts décoratifs de Paris. Avant d’être reconnue d’intérêt patrimonial par la France. Sous le parrainage de Daniel Cordier, grand résistant devenu galeriste, et avec l’aide de la banque CIC, le musée de l’Armée fera son acquisition en 2020 pour six millions d’euros. Le mobile, selon le musée, « témoigne de l’engagement, au plus noir de la guerre, d’un très grand artiste américain, épris de liberté et amoureux de la France ».

Alexander Calder, France Forever, 1942. © Anne-Sylvaine Marre-Noël/Musée de l’Armée, Paris/Dist. RMN-Grand Palais © 2023 Calder Foundation, New York/Artists Rights Society, New York

Calder, Parisien d’adoption

Le futur artiste naît en 1898 et grandit entre la Pennsylvanie, l’Arizona et la Californie. Sa mère, formée à la peinture à l’Académie Julian et à la Sorbonne, lui transmet son amour de la France. De son père sculpteur, il hérite une passion pour l’art en trois dimensions. Dès son plus jeune âge, Calder travaille le bois, le métal et le carton pour confectionner d’atypiques objets articulés. Après un parcours d’ingénieur dans le New Jersey, le jeune homme se lance dans des études de dessin à l’Art Students League de Manhattan, avant d’embarquer pour Paris et l’Académie de la Grande Chaumière.

Dans son premier studio, une chambre d’hôtel de Montparnasse où il emménage en 1926, le sculpteur apprend à maîtriser l’art en mouvement qui le fascine tant. Il y réalise une silhouette en fil de fer inspirée de la danseuse Joséphine Baker. Un lien avec son Amérique natale et un premier « dessin dans l’espace » qui projette ses jeux d’ombres sur les murs. Bientôt, Calder côtoie l’avant-garde artistique française, dont Fernand Léger, Piet Mondrian et Marcel Duchamp. Et se consacre tout entier à un nouveau projet : d’audacieuses sculptures cinétiques qui mêlent son intérêt pour les objets trouvés, sa passion pour le mouvement et ses talents de sculpteur. Dans son journal, l’artiste s’exclame en français : « Que ça bouge ! »

En 1931, Calder achève le premier de ses délicats réseaux de bois et de métal peints, articulés par des tiges de fer et motorisés. Marcel Duchamp, qui visite son nouvel atelier au 14 rue de la Colonie, dans le 13e arrondissement, leur donnera un nom : « mobiles », clin d’œil au double sens du mot, qui évoque en français le mouvement et le motif. Calder les expose pour la première fois à la Galerie Vignon, en février 1932.

Un artiste antifasciste

L’année suivante, effrayés par la montée des fascismes, Calder et sa femme Louisa quittent l’Europe. A bord du paquebot Manhattan et en compagnie du peintre français Jean Hélion, le couple prend la direction de New York. Ils s’installent à Roxbury, dans le Connecticut, et restaurent une ferme du XVIIIe siècle qui accueille bientôt un vaste atelier. Le travail de Calder s’ajuste à cette nouvelle échelle et, au mois d’avril 1934, le sculpteur installe de large œuvres dans la galerie new-yorkaise de Pierre Matisse, sur Madison Avenue. Presque dix ans plus tard, France-Amérique complimentera dans son premier numéro les mobiles du sculpteur, « très élégants et très fins ».

Le 26 avril 1937, les forces aériennes allemandes et italiennes bombardent la ville de Guernica. Pour dénoncer l’attaque fasciste, l’architecte Josep Lluís Sert commande à Calder une fontaine pour le pavillon espagnol à l’Exposition internationale de Paris. Exposée à côté du célèbre Guernica de Picasso et d’une fresque antimilitariste de Miró, Mercury Fountain est constituée d’un mobile en équilibre au-dessus d’un bassin contenant 150 litres de mercure liquide – hommage à la résistance des mineurs d’Almadén, qui se sont battu contre les troupes franquistes.

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, le sculpteur met à profit sa formation d’artiste pour concevoir de nouvelles techniques de camouflage et s’initie à l’art-thérapie pour aider les blessés. Après l’attaque japonaise sur Pearl Harbor en décembre 1941, Calder se porte volontaire pour le Corps des Marines, mais sa candidature est rejetée. Qu’à cela ne tienne. Il s’engagera par les arts. Calder use de ses relations pour faire venir aux Etats-Unis des artistes pourchassés en Europe tels que Marc Chagall, Yves Tanguy et Fernand Léger.

A Roxbury, la ferme des Calder devient un repaire d’artistes exilés dont le couple s’emploie à faciliter l’installation matérielle et l’insertion dans les cercles artistiques américains. Mais à l’image de la communauté française des Etats-Unis, ces nouveaux réfugiés se regroupent pour mieux se diviser. Certains, tel André Breton, se tiennent éloignés des querelles politiques, effrayés par le ton nationaliste des gaullistes new-yorkais. Calder, sans hésitation, fait le choix de la France libre, entraînant avec lui Fernand Léger et André Masson dans la « résistance d’exil ».

Calder et sa Mercury Fountain à l’Exposition internationale de Paris, en 1937. © 2023 Calder Foundation, New York/Artists Rights Society, New York; photo by Hugo P. Herdeg © Christian Herdeg

Sous la bannière à la croix de Lorraine

Calder mobilise sa renommée pour soutenir le mouvement France Forever. Fondé en été 1940 et dirigé par l’industriel franco-américain Eugène Houdry, le comité de la France libre aux Etats-Unis regroupe celles et ceux qui refusent l’armistice signé avec l’Allemagne, des Américains francophiles pour la plupart. En 1942, ils sont plus de 50 000, groupés en 29 chapitres et comités entre New York et la Californie. La propagande est l’action principale de France Forever : il s’agit de persuader l’opinion publique américaine, qui soutient encore majoritairement le régime de Vichy, de la légitimité du général de Gaulle. Et de convaincre l’Amérique de financer l’effort de guerre de la France libre.

Avant même l’entrée en guerre des Etats-Unis, Calder se met au travail pour la cause gaulliste, sollicité par son ami Paul Nelson, architecte franco-américain, vétéran de l’escadrille La Fayette pendant la Première Guerre mondiale et président du comité de Washington de France Forever. A l’automne 1942, le sculpteur francophile est le seul artiste américain à participer à une exposition-vente au bénéfice de la France combattante dans la capitale fédérale. Il fera don à cette occasion de plusieurs de ses bijoux – l’équivalent de 1 200 dollars – et du mobile à la croix de Lorraine. Un assemblage de bric et de broc – du bois, des plaques de métal, du fil de fer, de la ficelle – pour incarner la France qui, malgré la modestie de ses moyens, fera feu de tout bois pour fédérer ses troupes et enfin libérer son territoire.

Au printemps 1944, lorsque France Forever consacre à Calder une exposition individuelle à Washington, France-Amérique ne manque pas de rappeler son soutien précoce à la France combattante, qui peine toujours à se faire reconnaître aux Etats-Unis. Au cours de cet événement au bénéfice de la Résistance française, à quelques semaines du débarquement en Normandie, l’artiste présente le Cirque Calder. A la tête d’un ensemble de 200 personnages et automates en fils de fer et bouts de chiffons, accompagné de musique et d’effets sonores, Calder donne des « représentations » de deux heures, comme celles qui l’ont fait connaître à Paris dans les années 1920. Il y exhibe aussi de nombreux bijoux qui fascinent les visiteurs, dont sa broche V for Victory, mobile en argent de quelques centimètres de largeur.

L’engagement de toute une vie

Après la guerre, Calder s’installe à Saché, en Touraine, et reçoit en mars 1968 la Légion d’honneur. Son camarade de lutte Henri Hoppenot, ambassadeur de France auprès des Nations unis et ancien délégué de De Gaulle à Washington, lui remettra la médaille avec ces mots de reconnaissance : « Calder du Connecticut, Calder de Paris, cher Calder auprès de nous dans les jours de l’exil… » Hasard du calendrier, le jour de sa mort le 11 novembre 1976, France-Amérique annonce dans ses colonnes la rétrospective Calder’s Universe au Whitney Museum de New York. « Il est indéniable », conclut l’article, « Calder est un des grands maîtres de l’art plastique […] contemporain ».

« L’horloger du vent », selon l’expression du poète Jacques Prévert, n’est plus, mais son travail perdure : on compte près de 70 œuvres extérieures de Calder dans l’espace public aux Etats-Unis et une vingtaine en France. Sans oublier le mobile France Forever, qui a trouvé sa juste place au musée de l’Armée à Paris. L’année prochaine, il sera la pièce maîtresse d’une exposition sur la mobilisation des artistes pour la France libre au cours de la Seconde Guerre mondiale. Un hommage mérité pour cette déclaration d’amour américaine à la France.

La croix de Lorraine, tout un symbole

En juillet 1940 à Londres, sur la proposition du vice-amiral Emile Muselier, la croix de Lorraine devient le signe officiel de la France libre. Et, par association, celui du général de Gaulle et de ses partisans en France occupée. Quoi de mieux, pour s’opposer à la croix gammée, que celle de la Lorraine ? Berceau de Jeanne d’Arc, territoire annexé par l’Allemagne de 1871 à 1918 et de nouveau en 1940, la région est associée à la lutte contre l’envahisseur, à la revanche, à l’espoir. Dans son premier numéro, publié le 23 mai 1943, France-Amérique promet ainsi à ses lecteurs : « Franchement et fièrement, nous ne cesserons de proclamer que notre mystique est la mystique de la croix de Lorraine, la mystique de la Résistance française, de la Résistance toujours et quand même. »

Marcel Vertès, Au drapeau !, 1943. © France-Amérique

France-Amérique, refuge des artistes en résistance

Tout au long de la guerre, les créateurs engagés mènent la lutte dans les pages de France-Amérique. Une caricature du Polonais Arthur Szyk, arrivé à New York en 1940, orne la une du premier numéro, le 23 mai 1943. Le dessinateur letton Ezekiel Schloss, réfugié lui aussi, croque l’actualité: semaine après semaine, il insulte le régime de Vichy, dénonce les crimes de l’armée allemande, applaudit les victoires alliées. L’artiste américain Jo Davidson, partisan de la France libre, réalise quant à lui une sculpture à la mémoire des villes européennes martyrisées, Pour que nous n’oublions pas, et un buste de De Gaulle. Deux œuvres reproduites dans le journal. Le peintre Abraham Rattner, un autre Américain francophile, livre un portrait du Général intitulé Le choix de la nation. Et comment oublier cette Marianne à la croix de Lorraine brisant ses chaînes, signée par l’illustrateur hongrois Marcel Vertès, collaborateur de Vogue et Harper’s Bazaar à Paris avant la guerre ? Un puissant symbole qui fera la une le 20 juin 1943, avant de décorer les bureaux de France-Amérique sur la Cinquième Avenue.


Article publié dans le numéro de juin 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.