Portrait

« Nous sommes les produits du monde qui a chassé les sorcières »

La journaliste et essayiste féministe Mona Chollet est devenue un phénomène d’édition en France avec Sorcières, à paraître le 8 mars aux Etats-Unis : un impressionnant travail de synthèse qui déconstruit les stéréotypes accolés aux femmes âgées et à celles qui ont choisi de ne pas avoir d’enfant. Née en 1973 à Genève, Mona Chollet a étudié la littérature et le journalisme et travaille comme cheffe d’édition au Monde diplomatique. Rencontre avec une autrice discrète qui écrit pour explorer ses propres contradictions.
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© Joan Forteza

Début janvier, quatre de ses livres figuraient dans la liste des cent essais les mieux vendus en France. En tête, Réinventer l’amour (2021), une observation subtile des conséquences du patriarcat sur le couple hétérosexuel. Et à la neuvième place, Sorcières, publié en 2018, vendu à 350 000 exemplaires et traduit dans quinze langues. Portés par ce succès, ses deux premiers essais féministes, Beauté fatale et Chez soi, sont toujours dans la liste, plusieurs années après leur parution. Dans un paysage éditorial et médiatique profondément transformé par #MeToo, où fleurissent chaque mois de nouveaux livres, revues et podcasts consacrés au féminisme, Mona Chollet occupe une place à part, comme en attestent les files de lectrices (et quelques lecteurs) qui se pressent à ses signatures en librairie. « Elles me disent qu’elles se retrouvent complètement dans ce que j’écris », se réjouit-elle. « La grande leçon de ce succès, c’est qu’il ne faut pas hésiter à être dans une démarche très personnelle. »

C’est l’une de ses marques de fabrique : partir d’elle-même et tenter d’élucider ses propres contradictions pour dégager des thèmes forts qu’elle développe en se nourrissant de lectures théoriques et de références à la culture populaire, films ou séries. Dans Sorcières, devenu un outil d’émancipation pour beaucoup de femmes, elle explore les stéréotypes négatifs associés à la femme âgée et à la femme sans enfant, faisant de la créature terrifiante des contes pour enfants une figure positive : « Je voulais écrire sur le vieillissement féminin et sur la femme sans enfant, sans savoir comment les relier. Quand je l’ai identifié, le sujet de la sorcellerie a élargi le thème du livre. Sorcières parle des femmes réprouvées socialement depuis les chasses aux sorcières qui ont forgé des repoussoirs féminins et ont modelé un type de comportement socialement approuvé, rejetant tous les autres. Nous sommes les produits du monde qui a chassé les sorcières. »

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Les Sorcières d’Eastwick (1987), avec Susan Sarandon, Cher et Michelle Pfeiffer, fait partie des nombreuses références aux sorcières de la pop culture que Mona Chollet cite dans son livre. © Warner Bros.

Comme elle l’avoue dans ses livres, se décrivant comme une « poule mouillée », une midinette spectatrice de films d’amour et une « aimable bourgeoise », Mona Chollet écrit pour se donner du courage. « Je sors du rang uniquement quand je ne peux pas faire autrement, lorsque mes convictions et mes aspirations m’y obligent », écrit cette discrète. On pourrait qualifier d’inclusive son absolue sincérité, sa manière de ne jamais surplomber ou intimider le lecteur. « Je n’ai pas fait d’études universitaires poussées », témoigne-t-elle. « Je n’aurais pas les moyens de surplomber. A chaque fois, je pars de quelque chose de presque égoïste avec l’ambition d’en faire quelque chose d’utile aux autres, sinon ce serait un journal intime. »

Virginia Woolf, Gloria Steinem et sa mère

Née d’un père suisse et d’une mère égyptienne, elle est venue au féminisme « par tâtonnements ». « Ma mère, qui s’est battue pour faire des études et a émigré seule en Suisse à 22 ans pour échapper au mariage, a toujours été très combative sans le théoriser. Mes parents m’ont beaucoup poussée dans les études et ont valorisé le travail intellectuel même si le modèle familial était assez traditionnel. » A quinze ans, elle sait déjà qu’elle n’aura pas d’enfant, une position dont elle n’a jamais dévié : « Quand j’ai vu mes amis commencer à faire des enfants, j’ai ressenti une incompréhension totale, j’ai eu l’impression d’être une extraterrestre sur ce sujet. C’est toujours un peu le cas car nous sommes une toute petite minorité. »

Après un ouvrage sur les usagers de l’Internet et deux essais politiques, elle publie en 2012 son premier livre ouvertement féministe, Beauté fatale, sur les injonctions faites au corps des femmes et l’aliénation liée au culte de la beauté. « On a pu penser à l’époque que j’avais un regard un peu condescendant parce que j’avais du mal à montrer mes propres ambivalences. Je ne suis pas du tout à l’abri des peurs et du chantage qu’on fait aux femmes pour qu’elles se conforment aux canons de la beauté. Si je devais le refaire aujourd’hui, je serais plus honnête. » Dans le livre suivant, Chez soi (2015), cette casanière assumée qui cite Une chambre à soi de Virginia Woolf scrute l’espace domestique, à la fois lieu de repli frileux et refuge protecteur. «Qu’il s’agisse du rapport à la beauté, au foyer ou à l’amour, je fais le tri dans ce que j’ai reçu comme héritage en tant que femme. J’essaie de distinguer ce qui me paraît réellement nocif, aliénant, problématique, et ce qui me paraît pouvoir être revendiqué ou bénéfique. »

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Une manifestation du groupe féministe américain WITCH (sorcière en anglais), ou Women's International Terrorist Conspiracy from Hell, à Chicago en 1969. © Odyssey
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La journaliste américaine, autrice et militante féministe Gloria Steinem à New York, vers 1974. © PL Gould/Images/Getty Images

Ses modèles, références et inspirations, qu’elle cite longuement dans ses livres, sont souvent des féministes américaines : Gloria Steinem, une « figure libre et affranchie » dont l’autobiographie, Ma vie sur la route, a été « très importante » ; Susan Sontag, pour son article pionnier sur la vision inégalitaire du vieillissement des femmes et des hommes ; Starhawk, qui a une « pratique spirituelle décomplexée tout en étant totalement progressiste » ; ou encore bell hooks, récemment décédée, pour sa « manière très fine d’articuler le féminisme et l’amour, tout en restant dans une pensée radicale ».

Radicale, Mona Chollet l’est à sa façon, avec ses écrits qui font bouger les lignes en reliant le féminisme à la question sociale et à l’écologie, avec l’image libératrice qu’elle renvoie, celle d’une femme de 48 ans qui arbore fièrement ses cheveux blancs et a choisi de vivre seule, après dix-huit ans de vie commune avec son ex-compagnon. Attendue au tournant depuis Sorcières, elle essuie aussi bien les foudres des masculinistes que de certaines lesbiennes qui lui reprochent de ne pas condamner en bloc l’hétérosexualité. « Ce succès peut être vécu comme écrasant par d’autres féministes mais je n’y peux rien, je fais les livres que j’ai envie de faire. J’ai dû lâcher prise, je me retrouve à être un peu mainstream alors que je n’ai pas l’habitude de l’être. C’est un ajustement que je dois apprendre. »

 

Article publié dans le numéro de février 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.