Beyond the Sea

Rosamond Bernier, une vie dédiée à l’art

Dans The French Dispatch, dernier film de Wes Anderson, Tilda Swinton campe le personnage de J.K.L Berensen, une écrivaine aussi excentrique qu’érudite, inspirée ouvertement par Rosamond Bernier (1916-2016). C'est l'occasion de revenir sur le parcours de cette journaliste et conférencière qui sut établir, au nom de l’art, une passerelle entre les Etats-Unis, sa terre natale, et la France, son pays d’adoption.
Rosamond Bernier dans une robe dessinée par la couturière parisienne Madame Grès, en 1968. © Horst P. Horst/Archives Condé Nast

Rosamond Margaret Rosenbaum était vouée par sa naissance à faire le lien entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Elle est née à Philadelphie le 1er octobre 1916 d’un père américain, issu d’une famille juive hongroise convertie au protestantisme, et d’une mère anglaise. Confiée très jeune aux soins d’une gouvernante française, elle se partage entre l’école, en Angleterre, et Philadelphie, où, avec ses frères et sœurs, elle rejoint son père, avocat en vue, pour les vacances. Sous la férule du compositeur français Carlos Salzedo, Rosamond apprend également la harpe. La musique fait vibrer à l’unisson cette famille multiculturelle qui n’hésite pas à traverser l’océan pour assister à un concert de Sergueï Rachmaninov.

Après avoir entamé des études supérieures de musicologie au Sarah Lawrence College de New York, Rosamond choisit finalement de s’établir au Mexique. La raison ? Elle est tombée amoureuse de Lewis Adams Riley Jr., un beau New-Yorkais de
22 ans qui s’est lancé dans les affaires à Acapulco. Le 25 mai 1937, elle l’épouse. Une vie douce et facile commence alors pour la jeune femme tout juste majeure. Elle se constitue un petit zoo privé et, pour se rendre plus facilement à Mexico, pilote son propre avion. C’est dans la capitale mexicaine qu’elle fait la rencontre, décisive, des peintres Diego Rivera et Frida Kahlo, dont elle devient l’amie. Un nouvel univers de couleurs et d’émotions s’ouvre à elle.

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Rosamond Bernier dans l’atelier de Matisse, à Vence, en 1948. Elle vit alors à Paris, travaille pour Vogue et écrit sur l’art. © Archives Condé Nast/Archives Rosamond Bernier

Rosamond se rapproche du MoMA de New York avec l’intention de faire rayonner l’art contemporain de son pays dans toute l’Amérique latine. Elle devient commissaire d’exposition et se rend, avec son mari, à Bogota, à Caracas ou encore à La Havane avec un enthousiasme communicatif. Mais son union avec Riley ne survit pas à la Seconde Guerre mondiale. Proche des milieux d’Hollywood, Riley épousera en secondes noces l’actrice mexicaine Dolores Del Rio. En 1946, Rosamond s’installe à Paris où Vogue lui confie le soin de coordonner les projets éditoriaux de la revue pour l’Europe. Trois ans plus tard, elle unit son destin à Georges Bernier, un journaliste français qui s’est expatrié à New York pendant l’occupation de la France par l’Allemagne. Ensemble, ils vont fonder une revue dédiée à leur passion commune : l’art.

Et les Bernier créèrent L’Œil

C’est le 15 janvier 1955 que paraît le tout premier numéro de L’Œil, la revue conçue par M. et Mme Bernier à Paris. En tagline, sur la couverture reproduisant une toile de Fernand Léger, les éditeurs font profession de foi : « Tous les arts, tous les pays, tous les mois ». Ils auraient pu ajouter : pour tous les publics. En effet, alors que les revues d’art de l’époque sont réservées à un lectorat composé de spécialistes et de scientifiques, L’Œil s’adresse à tous les amateurs d’art, au sens le plus large. D’où le choix d’un prix d’achat très accessible (200 francs au lancement). Richement illustrée, la revue veut établir un dialogue constant entre les formes les plus modernes de l’art et ses réalisations antérieures. Ainsi y trouve-t-on aussi bien des articles concernant l’Ecole de Fontainebleau que des entretiens avec Braque, Moore, Tobey ou encore Daniel-Henry Kahnweiler, marchand de Picasso.

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Le premier numéro de L’Œil paraît le 15 janvier 1955 avec, en couverture, un détail de La Grande parade de Fernand Léger. © Archives Rosamond Bernier
Picasso et son épouse Jacqueline en train de lire L’Œil, en 1957. © Archives Rosamond Bernier

Rosamond et Georges Bernier ont en effet la particularité de connaître à peu près tous les artistes en vue du moment et d’avoir leurs entrées partout. Ceci est aussi vrai pour le design et la décoration intérieure, domaines dont ils rendent régulièrement compte dans leurs colonnes. Le concept éditorial de L’Œil connaît un vif succès. En décembre 1955, une édition américaine comportant 48 planches en couleurs voit le jour, sous le titre The Selective Eye, qui compile, traduits en anglais, les articles les plus remarquables parus dans la revue parisienne au cours de l’année. Cette double diffusion finit d’asseoir la notoriété et la réputation du couple Bernier sur tous les continents.

Appréciés des collectionneurs, Rosamond et Georges Bernier séduisent toujours plus d’artistes et peuvent se vanter d’être les amis de Max Ernst, Giacometti, Picasso et Joan Miró. En 1968, cependant, après dix-neuf ans de vie commune, le couple Bernier se sépare brutalement. Rosamond rentre aux Etats-Unis, laissant Georges diriger seul la revue qu’ils ont fondée treize ans plus tôt. Mais à 52 ans, Rosamond n’est pas femme à rester inactive. Une nouvelle carrière s’offre à elle auprès d’un plus grand public, où elle va briller en solo

Le triomphe d’une vie

En 1970, sur la suggestion d’un ami, Rosamond accepte de donner une conférence sur le surréalisme à Hartford, dans le Connecticut, puis à Houston. N’a-t-elle pas connu personnellement André Breton ? Plus qu’un succès, c’est une révélation ! La plus française des Américaines séduit son public autant par son érudition que par sa grâce, sa vivacité et sa personnalité. Ses tenues, volontiers extravagantes et colorées, acquises auprès des meilleurs créateurs de Paris et New York, contribuent à l’émerveillement qu’elle suscite.

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Tilda Swinton dans The French Dispatch de Wes Anderson, où elle incarne une écrivaine ouvertement inspirée de Rosamond Bernier. © Searchlight Pictures
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Rosamond Bernier donne une conférence sur le sculpteur Henry Moore au Metropolitan Museum of Art, en 1972. © Archives Rosamond Bernier

Dès 1971, le Metropolitan Museum lui consacre quatre soirées. Bientôt, les auditeurs ne viennent plus seulement s’instruire au sujet de Matisse ou de Diego Rivera, ils accourent en tenue de soirée pour assister à un show dont ils ressortent éblouis et plus savants. Son secret ? Elle dispense ses connaissances sur le ton de la conversation, avec enthousiasme et esprit. Jamais pédante, souvent très drôle et jamais dogmatique, elle émaille ses propos de nombreuses anecdotes qui illustrent le quotidien, les contradictions ou encore la vie sentimentale ou sexuelle des artistes.

Rosamond Russell (le nom de son dernier mari, épousé en 1975) s’est éteinte à l’âge de 100 ans, le 9 novembre 2016, à New York, après avoir donné de 1970 à 2008 plus de mille conférences principalement aux Etats-Unis mais aussi en Europe. La passion serait-elle le secret de la longévité ? Aujourd’hui encore, la revue L’Œil continue de paraître à Paris.

 

Article publié dans le numéro de février 2022 de France-AmériqueS’abonner au magazine.