Depuis la traduction des Gouvernantes, en 2018, quelque chose frémit aux Etats-Unis autour de l’œuvre d’Anne Serre. Ce livre où trois jeunes femmes sèment la pagaille chez les Austeur, la famille bourgeoise qui les emploie, a été qualifié par le New York Times de « farce sexuelle à la John Waters racontée avec le tact et la solennité d’un classique conte de fées français ». Depuis, le cinéaste Joe Talbot en a entrepris une adaptation avec la poétesse Olivia Gatwood, et le film, dont le tournage a commencé en Espagne, réunit Lily-Rose Depp, Jung Ho-Yeon (Squid Games) et Renate Reinsve (Julie (en 12 chapitres)). « Joe Talbot est un cinéaste très intéressant », confie Anne Serre, encore étonnée. « J’ai eu des échanges avec Olivia Gatwood par email. Nous avons discuté du livre. Mais j’ai envie d’avoir la surprise. Je ne m’en mêle pas du tout. »
Lectrice de Carson McCullers et Flannery O’Connor, admiratrice du Bartleby d’Herman Melville, elle aime « la liberté et la santé » d’Henry Miller, l’économie de moyens des nouvelles de Raymond Carver, « le ton si unique » de Gertrude Stein et « l’imagination si sophistiquée » de Djuna Barnes. Publiée par New Directions et traduite en anglais par Mark Hutchinson, son meilleur ami, elle avoue n’être allée qu’une fois aux Etats-Unis, à New York, avec son père, il y a une vingtaine d’années : « J’ai été émerveillée par la beauté de Manhattan. Mais mon père, ayant pris par erreur une double dose de ses anxiolytiques parce qu’il avait oublié le décalage horaire, y circulait comme un somnambule. Pendant trois, quatre jours, j’ai passé mon temps à le conduire dans New York comme Antigone ! »
Pour rencontrer cette écrivaine discrète, il faut monter à pied les cinq étages d’un immeuble situé dans une rue tranquille du 5e arrondissement de Paris, entre le jardin du Luxembourg et l’église du Val-de-Grâce. Parmi les meubles rapportés de sa maison du Cantal, le « pays magique » où elle passe tous ses étés, on remarque quelques détails ou objets transfigurés dans ses livres, comme les fauteuils jaunes où l’on s’assoit pour prendre le thé (elle en boit uniquement lorsqu’elle reçoit). Au mur du salon lumineux, qui est aussi son bureau, elle fait remarquer un petit tableau naïf, chiné dans une brocante, où l’on voit deux jardiniers manier un râteau avec, en arrière-plan, le clocher d’une église de village. « Mon monde intérieur est composé d’images », confie-t-elle en montrant le rayonnage du bas de sa bibliothèque, garni de livres d’art et de monographies de peintres. « Aussi bien des images vues [peinture, cinéma] que des images lues [romans] ou vécues. C’est comme un jeu de cartes avec lequel je ne cesse de jouer, les retournant, les déplaçant, pour savoir quelque chose de mon destin ou pour l’organiser. En écrivant, je crée d’autres images, qui sont comme le résultat du brassage de toutes ces images vues et vécues. »
De l’autre côté du miroir
Ouvrir un roman d’Anne Serre, c’est avoir l’impression de pénétrer dans un tableau, un territoire de fiction où rien n’est situé, où le passé cohabite avec le présent et l’avenir. Le narrateur, loin d’être une voix invisible et omnisciente, est, depuis le livre homonyme (Le narrateur, 2004), un personnage à part entière de certains romans, une sorte de « compagnie idéale ». Dans Un chapeau léopard, qui paraît ce mois-ci aux Etats-Unis, le narrateur noue une amitié avec une jeune femme psychologiquement fragile, Fanny, dont on sait dès le début qu’elle est morte. « Comme Les débutants, et ce sont les deux seuls livres de ce type dans mon travail, c’est un livre de circonstance. Un chapeau léopard est arrivé après la mort probablement volontaire de ma jeune sœur, alors qu’elle avait 43 ans. J’ai écrit ce livre pour lui faire un tombeau, pour qu’elle ne disparaisse pas corps et biens. Le seul moyen d’évoquer sa difficulté à vivre, son malheur et sa forme de génie aussi, était de sortir de ma position de sœur pour me mettre à la place de ce narrateur qui sait raconter des histoires. »
D’aussi loin qu’elle se souvienne, Anne Serre a toujours écrit. Après le traumatisme causé par la mort de sa mère, alors qu’elle a 12 ans, elle plonge dans la fiction, composant des pastiches du Club des cinq d’Enid Blyton, que son père, professeur de lettres, fait relier. « J’ai su que ce serait ma vie, parce que je me sentais parfaitement heureuse. » Après le lycée, elle prépare le concours de l’Ecole normale supérieure, le manque, et s’inscrit en lettres à la Sorbonne. Alors qu’elle est encore en classe préparatoire, elle envoie une lettre à Julien Gracq, dont elle a adoré le roman Au château d’Argol. Suivent deux années de rencontres régulières, tous les quinze jours, à la même heure : « Il me recevait dans son salon, assis dans son fauteuil. Il se faisait un peu de souci pour moi, m’interrogeait sur mes études, sur ce que je lisais, mais aussi sur ma vie pratique, sur ce que je mangeais, par exemple. Il m’a beaucoup parlé des surréalistes, mais il me laissait beaucoup parler aussi. Au bout de deux ans, ça s’est terminé d’un commun accord, comme on finit une psychanalyse ! » La suite pourrait figurer dans un roman. Après Julien Gracq, Anne Serre verra pendant plusieurs années, sur le même mode, le comédien Alain Cuny et le compositeur italien Giacinto Scelsi, rencontré dans les jardins de la Villa Borghese, à Rome. « Quelle chance j’ai eue », s’enthousiasme-t-elle. « Ces trois hommes ont été pour moi les maîtres spirituels que je recherchais avidement à cette époque. Quand ils sont morts, j’ai eu le sentiment d’avoir appris d’eux ce que je devais apprendre. »
Autrice d’une quinzaine de romans et recueils de nouvelles, Anne Serre publie tous les deux ans des livres minces, qui font invariablement 120 pages. « Parfois je crois déjouer le sort, comme Œdipe, mais je n’y arrive pas, comme Œdipe… » S’il est aisé de reconnaître son univers si singulier, il est parfois difficile de synthétiser l’intrigue de ses livres à la forme sophistiquée. Dans Petite table, sois mise (2012), son texte le plus effronté, une jeune femme se souvient de son enfance échevelée dans une famille où aucun interdit, pas même celui de l’inceste, n’a cours. Dans Voyage avec Vila-Matas (2016), l’écrivaine creuse le sillon métalittéraire de son œuvre en se coulant dans le style du romancier espagnol Enrique Vila-Matas. Pour Au cœur d’un été tout en or (2020), récompensé par le prix Goncourt de la nouvelle, elle emprunte l’incipit de chaque texte aux auteurs de sa bibliothèque : Raymond Carver, Dino Buzzati, Robert Walser ou Lewis Carroll, dont l’influence irrigue tout le recueil. Toujours en recherche, elle a même inventé une langue dans Grande tiqueté (2020). « En réalité, ce qui compte sans doute avant tout pour moi, autant dans mes lectures que dans mon écriture, c’est le ton du narrateur », constate-t-elle. « Il y a chez moi, je crois, une petite ironie, un sourire du narrateur ou de la narratrice racontant l’histoire. Celle-ci évoquant toujours, d’une manière ou d’une autre, cette étrange manière de vivre qui est celle d’un écrivain jouant avec la réalité et la fiction comme avec deux balles. » Au pays d’Anne Serre, tout est inversé : le réel est une fiction et vice-versa. Il faut, pour y entrer, accepter de passer de l’autre côté du miroir.
Article publié dans le numéro de septembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.