Après la défaite française de 1940 et l’instauration du régime de Vichy, nombreux sont les artistes, intellectuels ou soldats qui tentent d’abandonner la France, pour fuir la « révolution nationale » du Maréchal ou continuer le combat hors des frontières. La plupart des refugiés transitent par l’Espagne, le Maroc, la Tunisie ou le Portugal, pour atteindre l’Angleterre ou les Etats-Unis. Toute une intelligentsia française quitte ainsi les terres fraichement pétainisées, à destination de contrées où ni ses opinions ni ses confessions ne lui seront reprochées. C’est en décembre 1940 que le paquebot Siboney part du port de Lisbonne en direction de New York. Les passagers en ont durement négocié le voyage car les demandes étaient nombreuses et les places, bien entendu, rares et chères.
C’est ainsi que le hasard réunit dans une même cabine l’auteur de Vol de nuit (1931) et celui de La Grande Illusion (1937), qui ne se connaissent pas. Immédiatement, les deux hommes sont pris d’une profonde amitié teintée d’admiration réciproque. Pourtant, bien des choses les séparent. L’un est un bourgeois proche de l’extrême gauche, l’autre est un aristocrate casse-cou et tête brulée. Mais ils partagent celle fascination universelle et presque charnelle pour la nature, pour la terre, alliée à une faconde profondément enracinée dans le sol français. La longue traversée les conduit à échanger leurs vues. L’aviateur connaît et admire Renoir, mais le cinéaste n’est pas un familier des œuvres de Saint-Exupéry. Ce dernier lui raconte Terre des hommes (1939) et convainc son compagnon de fortune qu’il s’y trouve une fantastique matière cinématographique.
Dès leur arrivée aux Etats-Unis, leurs chemins se séparent. Renoir part conquérir Hollywood, alors que Saint-Exupéry reste à New York pour pousser les Américains à entrer dans le conflit. Mais leur projet est toujours là. Au milieu des démêlés des deux hommes (le premier devant affronter la très kafkaïenne administration hollywoodienne, alors que le second se heurte, jusqu’à Pearl Harbor, à la sourde oreille d’une Amérique isolationniste), cette idée commune est pareille à une bouée d’ancrage à laquelle ils se raccrochent. Ils ne l’abandonnent pas, et l’écrivain s’attelle à l’adaptation.
Le livre de Saint-Exupéry est une œuvre difficile à cerner d’un point de vue purement cinématographique. Car ce n’est ni un roman, ni un livre de souvenirs, mais des fragments autobiographiques qui trouvent un lien intime, un véritable fil conducteur, dans une philosophie que l’écrivain-aviateur a développé depuis ses débuts en littérature. Il a réuni dans Terre des hommes certains textes déjà parus dans les années précédentes, mais relus, modifiés et unifiés. On y retrouve ses premières armes dans l’Aéropostale, en Amérique du Sud ; la silhouette légendaire d’Henri Guillaumet, perdu seul dans la cordillère des Andes et qui survécut à cette aventure ; le souvenir de Jean Mermoz ; l’accident de Saint-Exupéry dans le désert de Libye… C’est donc une somme hétéroclite d’instantanés, de portraits, de visions plus ou moins fugitives où l’écrivain rend hommage au courage des hommes, à leur héroïsme et à leur grandeur.
Mais cela peut-il véritablement faire un film ? Car, pour devenir un script, avec un commencement, un milieu et une fin, le texte doit être condensé, et suivre une ligne conductrice qui ne se réduit pas à une idée philosophique. Saint-Exupéry occupe donc bien des nuits à échafauder une histoire suivie. Il est cependant bien loin du cinéaste. Mais ce n’est pas un problème de distance qui va effrayer l’aviateur. Puisque 4 000 kilomètres le séparent de Renoir, « qu’à cela ne tienne », l’écrivain va enregistrer sur disques sa vision du scenario et la lui poster. Pendant plusieurs jours, il va se mettre face à un microphone et raconter, avec plus ou moins de rigueur, mais avec un naturel parfois déconcertant, « son scénario ».
On avait depuis longtemps oublié l’existence de ces témoignages sonores pourtant inespérés. Ils ont été retrouvés dans les archives Jean Renoir de l’université de Californie à Los Angeles. Les voici aujourd’hui doublement édités. Il s’agit d’une version sur CD, accompagnée des textes fidèlement retranscrits dans un volume des Cahiers de la NRF auxquels a été ajoutée la correspondance entre les deux hommes. Il est évident que, pour ce qui est du texte de Saint-Exupéry, on achètera en priorité le disque, car la voix même de l’écrivain est un témoignage unique sur l’un des auteurs les plus populaires du monde. En revanche, le principal intérêt du volume de Gallimard est de réunir le dossier complet de cette affaire qui, il faut l’avouer, n’alla jamais très loin.
En effet, le projet échoua, Renoir étant absorbé par la réalisation d’autres films, comme Swamp Water, son premier long métrage américain, sorti en 1941, et Saint-Exupéry étant reparti au combat. On peut même se demander ce que le résultat aurait pu donner, car le récit enregistré vaut avant tout pour ses « à-côtés » (l’écrivain chantonne, allume des cigarettes, fait des confidences…) que pour un projet assez chaotique. Bref, ce témoignage d’exil reste un document essentiel mais dont le fond n’est sans doute pas la partie la plus intéressante. C’est surtout cette profonde et très singulière amitié qui retient l’attention. Chaque lettre est une marque d’affection. Celle, bourrue et timide de Saint-Exupéry, face aux grandes tapes dans le dos d’un Renoir toujours paillard et bonhomme.
De plus, rares sont les souvenirs de cette période d’exil vue par des hommes aussi différents et semblables que cet écrivain, aventurier et philosophe, et ce cinéaste, panthéiste et universel. A la veille du centenaire de Saint-Exupéry [qui est né en 1900] et l’année où La Règle du jeu (1939), de Jean Renoir, est au programme du baccalauréat, la redécouverte de leurs entretiens est une aubaine pour les disciples de ces deux humanistes du XXe siècle.
Article publié dans le numéro du 10-16 juillet 1999 de France-Amérique. S’abonner au magazine.