Sur la grille des arbres qui bordent l’avenue des Champs-Elysées, un écriteau indique : « La mairie de Paris s’engage pour la propreté et la beauté de la ville et des Jeux olympiques. » A quelques mois de la grand-messe sportive, la capitale a entamé un ambitieux nettoyage de printemps. En commençant par l’emblématique avenue qui relie l’obélisque de la place de la Concorde – un cadeau à la France du vice-roi d’Egypte Méhémet Ali, installé en 1836 – à l’Arc de triomphe, décidé par Napoléon et inauguré la même année. Taille des platanes, réfection des trottoirs, embellissement des terrasses, rénovation de 146 bancs publics : les services municipaux s’affairent. Tout doit être parfait pour accueillir les millions de visiteurs attendus du 26 juillet au 11 août prochain.
Cette toilette arrive à point nommé. Saturée par les pizzérias et les bagel shops, les concessionnaires automobiles et les enseignes de prêt-à-porter comme Zara et H&M, l’élégante percée souhaitée par Louis XIV était devenue un caravansérail. André Le Nôtre n’aurait pas reconnu son Grand-Cours, bordé d’ormes et de gazon. Idem pour Thomas Jefferson, qui a vécu au numéro 92 lorsqu’il était ambassadeur en France entre 1785 et 1789, et William Kissam Vanderbilt, le petit-fils du magnat américain des chemins de fer, qui possédait un hôtel particulier au 138. Aujourd’hui, les odeurs de frites, de marrons chauds et de crêpes, selon la saison, rivalisent avec les parfums qui s’échappent de chez Guerlain et Sephora. Les Champs-Elysées sont un souk envahi quatre fois par an, pour le défilé du 14 Juillet, l’arrivée du Tour de France, les illuminations de Noël et les célébrations du Nouvel An, mais délaissé le reste du temps par les Parisiens. En 2019, ces derniers ne représentaient que 5 % des 100 000 visiteurs quotidiens (contre 68 % de touristes).
Visionnaire, le ministre de la Culture André Malraux disait dans les années 1960 que les Champs-Elysées avaient « un sous-sol américain ». Les logos de l’économie mondialisée fleurissent aujourd’hui à l’air libre, d’Apple à Starbucks en passant par Disney, Foot Locker, Levi’s et Nike. (Abercrombie & Fitch, Banana Republic et Gap ont fermé, mais Tommy Hilfiger et Tie Rack s’accrochent, récemment rejoints par le joaillier Tiffany & Co.) Avec McDonald’s, Five Guys et la boutique officielle de la série de Netflix Stranger Things, ces adresses forment ce que le New York Times surnomme « un centre commercial américain », une rue « qui a largement perdu son caractère distinctif et est devenue beaucoup moins française ». Face à ce déclassement d’une artère historique, jadis chic et chère, ravalée au rang de parc d’attractions pour touristes, la ville s’est décidée à réagir. C’est l’acte de naissance du projet « Réenchanter les Champs-Elysées », dévoilé en avril 2019.
Un lifting à 30 millions d’euros
« L’avenue semblait avoir pris quelques rides », constate le Comité Champs-Elysées. « On lui reprochait son côté minéral et ses grandes enseignes impersonnelles […]. Embellis et réaménagés, les Champs-Elysées redeviendront le lieu de promenade historique qu’ils étaient à leur création. » Pour ce faire, la puissante association de commerçants, fondée au plus fort de la Première Guerre mondiale, ambitionne de faire briller les vitrines et de développer les animations. Citons par exemple l’emballage de l’Arc de triomphe en 2021, œuvre posthume du duo Christo et Jeanne-Claude, la transhumance de deux milliers de moutons en marge du Salon de l’agriculture en 2022, une dictée géante en 2023 avec 1 779 pupitres installés sur les pavés ou un concert de la fanfare d’Emory & Henry College, arrivée de Virginie.
Pour embellir les trottoirs, le Comité Champs-Elysées a aussi annoncé de nouvelles terrasses « plus harmonieuses et plus fonctionnelles, plus accueillantes et plus parisiennes ». Au revoir le capharnaüm, patchwork de styles et de couleurs ; bonjour les tonnelles « gris argile », les stores « vert réséda » et le mobilier rouge ou taupe, avec une collection de chaises en rotin ou en métal dessinée spécialement pour l’occasion. Avec la végétalisation de 400 pieds d’arbres, ces nouvelles installations devraient permettre de rendre à l’avenue son « côté village », promet Marc-Antoine Jamet, le président du Comité. Et d’attirer ainsi une nouvelle clientèle vers les nombreuses boutiques de luxe qui ont pignon sur les Champs-Elysées, de Cartier à Tissot, sans oublier les Galeries Lafayette, qui ont investit quatre niveaux au numéro 60 en 2019, et le Lido, qui vient de rouvrir ses portes.
Mais comment penser ce paradis des super-riches, Américains, Saoudiens et Chinois en goguette, sans exclure les moins fortunés, Parisiens, banlieusards ou touristes ? Il y a presque vingt ans, déjà, la fermeture d’une pharmacie et d’un bureau de poste inquiétait les riverains. « Comment sauver les Champs ? », se demandait alors la presse. La pandémie et l’explosion des loyers commerciaux ont accéléré la tendance, comme sur Madison Avenue à Manhattan, chassant les petits commerces qui faisaient vivre la rue. Anne Hidalgo mise sur un projet en deux temps : plus d’arbres, moins de voiture. Pour commencer, la maire de Paris entend faire des Champs-Elysées une « longue promenade verte », un « jardin extraordinaire », en piétonnisant la place de la Concorde, prolongeant sur plus de deux kilomètres le couloir végétal qui commence aux Tuileries.
Des Champs plus verts et plus minces
Près de 8 000 mètres carrés de macadam, dont l’avenue du Général-Eisenhower, seront aussi rendus aux piétons et transformés en allées et en jardins. Et le nombre de voies sur les Champs-Elysées passera de huit à quatre. Sur la partie haute de l’avenue, enfin, la place de l’Etoile, qui accueille avec l’Arc de triomphe 1,5 million de visiteurs chaque année, sera agrandie au profit des piétons et « n’aura plus le même visage ». S’il se heurte déjà à la colère des automobilistes, cet ambitieux plan vert aura l’avantage de mettre en valeur les jardins des Champs-Elysées et les points d’intérêt locaux : notamment le monumental Bouquet of Tulips, offert à la ville par l’artiste américain Jeff Koons au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, et les nouvelles fontaines du rond-point, à mi-chemin de l’avenue, redessinées par les frères Ronan et Erwan Bouroullec après plus de vingt ans au régime sec.
Tailler davantage de place aux arbres et aux piétons ? Oui, concède le Comité Champs-Elysées, mais sans pour autant sacrifier la circulation des voitures, ni l’accès aux parkings prisés des riches visiteurs. « Place historiquement minérale, à la manière des plazas espagnoles, la Concorde n’a pas besoin d’arbres et doit rester comme elle est », selon Marc-Antoine Jamet. Le président de l’association, qui est aussi secrétaire général du groupe LVMH, a à cœur la fréquentation de Dior, Louis Vuitton, Guerlain et Sephora. Argument économique de taille, il a récemment fait estimer l’avenue, avec ses enseignes et son parc immobilier : « Au Monopoly, elle vaudrait 18 milliards d’euros ! » L’inauguration prochaine d’un deuxième espace Louis Vuitton de 22 000 mètres carrés au numéro 103, un ancien palace érigé en 1898, va encore renforcer ce poids.
Par son décret du 24 août 1667, Louis XIV offrait aux courtisans le privilège de traverser ses jardins en carrosse pour se rendre au domaine royal de Saint-Germain-en-Laye et au château de Versailles, alors en construction au sud-ouest de Paris : un chemin que l’on baptisera « Champs-Elysées », en référence au lieu du repos éternel des héros de la mythologie grecque. Trois siècles et demi plus tard, les promeneurs et visiteurs devraient bientôt avoir le choix : musarder dans un vaste jardin urbain, ou faire du lèche-vitrines sur l’« avenue LVMH ».
Article publié dans le numéro de février 2024 de France-Amérique. S’abonner au magazine.