Culture

Susan Sontag : comment Paris a façonné une penseuse américaine

Ce 16 janvier, l’essayiste et activiste américaine Susan Sontag aurait eu 90 ans. Toute sa vie, elle a entretenu des liens très forts, tant intellectuels qu’affectifs, avec la France et plus généralement l’Europe. Ses œuvres critiques majeures, dont Contre l’interprétation (1966), Sur la photographie (1977) et Sous le signe de Saturne (1980), tout comme ses premiers romans, Le Bienfaiteur (1963) et Dernier recours (1967), reflètent son attachement profond à la littérature, au cinéma et à la philosophie made in France. Susan Sontag repose d’ailleurs au cimetière du Montparnasse aux côtés de Samuel Beckett, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre et tant d’autres de ses héros parisiens.
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Susan Sontag à Paris, en novembre 1972. © Jean-Régis Rouston/Roger-Viollet/Getty Images

Pour les Américains d’aujourd’hui, le nom de Susan Sontag évoque toute une génération et sa sensibilité – des mouvements sociaux des années 1960 jusqu’au nouvel ordre mondial au tournant du millénaire, en passant par le pop art, le camp, la deuxième vague féministe, l’épidémie de sida et la guerre en Bosnie. Pendant tout ce temps, Sontag a fait entendre sa voix, profondément originale, souvent dissidente, à travers une présence constante dans les magazines, les journaux et les livres du monde entier. Pour certains, elle était le dernier grand intellectuel américain.

Mais ce que peu de gens savent, c’est combien elle doit à la France et à la culture française. C’est à Paris qu’ont d’abord germé et se sont affinées les idées qui forment la base de son magistral recueil d’essais Contre l’interprétation, publié aux Etats-Unis en 1966. Et c’est la rigueur intellectuelle et artistique française – incarnée par Jean-Paul Sartre, Simone Weil, Jean Genet ou encore Jean-Luc Godard – qu’elle entendait importer aux Etats-Unis.

Chez les « ratés »

Sontag arrive à Paris en 1958. Elle a 25 ans et cherche à échapper au marasme intellectuel dans lequel s’enlisent, selon elle, les Etats-Unis. Un monde d’idées et de possibilités s’ouvre soudain à elle, en grande partie grâce aux cercles dans lesquels elle se met à évoluer. A l’Université de Chicago (où elle a débuté ses études) et à Oxford (où elle a brièvement étudié la philosophie), elle a connu des milieux froids et étouffants. Le Paris qui l’accueille alors regorge, lui, d’âmes pareilles à la sienne, « les intellectuels ratés (écrivains, artistes et autres éternels thésards) ».

La libération ressentie à Paris est bien plus qu’intellectuelle. Sontag renoue ici avec un univers révélé par sa rencontre, en 1949, à Berkeley, avec Harriet Sohmers (dite « H » dans son journal). Grâce à elle, Sontag avait découvert les plaisirs lesbiens et la profondeur de son homosexualité. Et bien qu’elle ait épousé un homme, à peine un an plus tard, en la personne du sociologue américain Philip Rieff, l’initiation saphique par Sohmers avait laissé en elle une trace indélébile.

En 1958, Sontag, si elle a à cœur de prendre soin de son fils David, âgé alors de 6 ans, suffoque tellement sous le joug patriarcal de son mari et du fait de la politique répressive des Etats-Unis en matière de sexualité qu’elle décide de se réfugier à l’étranger. C’est à cause de Sohmers qu’elle reste si peu à Oxford : « H » atroqué Berkeley pour Paris et invite Susan à l’y rejoindre.

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Susan Sontag devant Notre-Dame, dans les années 1960. © René Saint-Paul/Bridgeman Images
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Susan Sontag (au centre) à Paris avec Harriet Sohmers et sa sœur Barbara. Courtesy of Harriet Sohmers Zwerling

Pendant son séjour en France avec Sohmers, Sontag multiplie les rencontres salutaires. Elle se lie tout d’abord avec l’Américaine Annette Michelson, critique d’art pour l’International Herald Tribune, qui, bien introduite dans les cénacles de la vie parisienne, lui présente notamment Sartre, Beauvoir et Genet. Quelques années après avoir rencontré Sartre par ce biais, Sontag écrit, comme toujours avec une pointe d’ironie : « Je me rends bien compte de l’importance que Sartre a eue pour moi. C’est un modèle – cette profusion, cette lucidité, cette érudition. Et ce mauvais goût. »

Comme l’a souligné la critique et historienne américaine Alice Kaplan, pendant les huit mois passés à Paris en 1958, Sontag n’écrit pas une ligne sur la situation politique explosive du pays, aux prises avec les revendications d’indépendance de l’Algérie. Elle est sans doute trop occupée à s’imprégner de la culture européenne sous toutes ses formes. Elle lit La Conscience de Zeno d’Italo Svevo, passe des heures dans les salles obscures, s’enivre avec Allen Ginsberg et débat des vertus du sadomasochisme avec Elliott Stein, nouvel ami possédant une impressionnante collection de fouets. Les leçons que Sontag rapporte de France sont presque exclusivement de nature intellectuelle et esthétique – et la marqueront à vie.

Deux cultures, une sensibilité

Après son installation à New York au début des années 1960, Sontag reste habitée par ces idées d’outre-Atlantique. Elle est en particulier profondément marquée par le cinéma français de la Nouvelle Vague et ses réalisateurs auteurs, Godard en tête. En littérature, cette période voit en France l’éclosion du Nouveau Roman sous la plume d’Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et beaucoup d’autres. Lorsqu’en 1964, dans son essai « Contre l’interprétation », Sontag écrit qu’« à la place d’une herméneutique, nous avons besoin d’une érotique de l’art », elle s’inspire directement des affirmations de Robbe-Grillet dans son recueil Pour un nouveau roman (1963). Elle tente de détacher les lettres américaines d’une approche académique clinique, pour les ouvrir à la critique culturelle, faisant valoir que « nous devons apprendre à mieux voir, à mieux entendre, à mieux sentir » dans nos rencontres avec l’art.

Lorsque « Contre l’interprétation » est regroupé avec une dizaine d’autres textes pour former en 1966 le recueil du même nom, Sontag, qui plaide pour une « nouvelle sensibilité », est parvenue à faire passer sa francophilie dans la culture américaine mainstream. Sur les 26 essais que contient le recueil, 20 traitent directement de littérature, de cinéma, de philosophie ou d’art français et tous, sauf deux, parlent de culture européenne en général.

Durant la décennie suivante, Sontag se fait la championne, aux Etats-Unis, de Roland Barthes, critique littéraire et sémioticien français dont les essais culturels affûtés, volontiers élégiaques, qui portent sur tout, de Proust au vin français en passant par le catch, démontrent la puissance d’une curiosité intellectuelle insatiable. Sur la photographie (1977) de Sontag et La Chambre claire (1981) de Barthes peuvent être lus comme deux méditations sur le même thème, livrées dans des langues différentes parlées de part et d’autre de l’Atlantique. A la mort de Barthes, Sontag dit clairement sa dette envers lui : « ‘Ah, Susan. Toujours fidèle’, sont les mots avec lesquels il m’a saluée, affectueusement, lorsque nous nous sommes vus pour la dernière fois. Et fidèle, je l’étais, je le suis. »

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Susan Sontag avec les auteurs allemands Walter Hollerer (à gauche) et Hans Magnus Enzensberger. © Bob Peterson/The LIFE Images Collection/Getty Images
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Susan Sontag à Sarajevo, en Bosnie, en 1993. © Paul Lowe/Panos Pictures

L’amour de Sontag pour la France était si puissant qu’il n’est pas passé inaperçu pour ses détracteurs aux Etats-Unis. Gore Vidal, une voix tout aussi importante sur la scène politique et culturelle américaine, critiquait souvent son admiration pour le Nouveau Roman et pour Barthes, allant jusqu’à intituler ironiquement sa recension, hostile, de son roman de 1967 Derniers recours « Le Nouveau Roman de Mademoiselle Sontag ». Elle ne s’offusquait bien sûr jamais de telles piques. Jusqu’à sa mort, elle continua de défendre les artistes et les idées venues d’Europe, que ce soit en mettant en scène En attendant Godot de Beckett dans Sarajevo assiégé ou en présentant des auteurs comme W.G. Sebald et László Krasznahorkai (le « maître hongrois de l’apocalypse ») aux lecteurs américains.

Des années 1970 jusqu’à sa mort en 2004, Sontag a passé plusieurs mois par an à Paris, souvent dans le somptueux appartement de Nicole Stéphane, rue de la Faisanderie, près du Bois de Boulogne. Comme beaucoup de ses héros, elle avait toutefois une préférence pour la Rive gauche, dont le passé glorieux, à travers les Deux Magots et le Café de Flore, est encore bien présent dans la mémoire populaire. Paris fut toujours, pour elle, la capitale de la culture, même lorsqu’elle fut elle-même devenue le symbole vivant de la culture à New York.

Pendant ses dernières années, Sontag passe une partie de sa vie à l’hôtel Feydeau de Montholon, rue Séguier, tout près des quais de Seine, dans le sixième arrondissement. De ses fenêtres elle voyait Notre-Dame dans toute sa splendeur. On peut aujourd’hui, au pied de cet immeuble du XVIIe siècle, s’imaginer et tenter de reproduire ses balades dans le quartier. Et l’on peut, si l’on veut, pousser la promenade quelques kilomètres plus au sud, jusqu’au cimetière du Montparnasse, où elle repose parmi les visionnaires français qu’elle admirait tant.


Article publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.