C’est triste de voir Philippe Petit assis. On a en tête les images de sa traversée sur un câble tendu entre les Twin Towers, le 7 août 1974, ou entre le Trocadéro et le deuxième étage de la tour Eiffel, le 26 août 1989, et on s’attend à découvrir une silhouette filiforme, légère et gracile, aérienne. Mais au fond d’un canapé confortable, dans la pénombre d’un bar de Manhattan, le funambule de 69 ans paraît diminué, emprisonné.
Il faut le voir debout pour saisir son talent et s’imprégner de son aura. Il faut le voir bondir de sa chaise et marcher sur un fil imaginaire, sur la pointe des pieds dans son pantalon rouge, esquisser quelques mouvements d’escalade sur le montant d’une porte, tendre la cheville à la manière d’un gymnaste et dessiner de la pointe de sa chaussure des ronds dans le vide. Philippe Petit est alors clown, danseur, acrobate, magicien, funambule, artiste.
Acrobate humaniste et autodidacte
Aux Etats-Unis, où il vit depuis quarante ans, on le décrit comme un Renaissance man, un humaniste qui a appris en autodidacte l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le russe, le jonglage, la magie, la musique, le dessin, la menuiserie et l’art de tenir en équilibre sur un fil. Il conçoit lui-même chaque installation : il dessine le plan du site, réalise parfois une maquette, calcule les points d’ancrage du câble et réunit le matériel nécessaire. « Je n’ai aucune formation technique », explique Philippe Petit, « mais je suis devenu, en quelque sorte, un ingénieur ».
Le funambule planifie ses « coups » avec la méticulosité d’un braqueur de banque. C’est ce qu’il appelle « faire ses devoirs ». Trois ans de repérage et de préparation ont été nécessaires avant la performance de Notre-Dame en 1989 et six ans et demi pour celle du World Trade Center en 1974. Après avoir découvert dans Paris Match une photo des deux tours en construction, le Français s’est fait passer successivement pour un touriste, un journaliste spécialiste d’architecture et un ouvrier de chantier pour pouvoir observer à sa guise le gratte-ciel. Il a ensuite copié la tenue des ouvriers et s’est procuré de faux laissez-passer pour accéder au toit !
La performance de Philippe Petit au-dessus de Manhattan durera 45 minutes, le temps de faire huit traversées entre les deux tours et, avant de se rendre à la police, de s’agenouiller et de s’allonger sur le câble de 19 millimètres de large. « J’en garde d’intenses souvenirs », explique-t-il. « Lorsque l’on m’interroge sur cet épisode, je revois mon premier pas sur le câble comme si c’était hier. Physiquement, je sens l’acier sous mes pieds et mentalement, je me rappelle mes terreurs, mes ambitions, mes joies et mon euphorie. »
Entraînement au sol
Philippe Petit est né à Nemours, en Seine-et-Marne, mais se considère comme « New-Yorkais de cœur ». Il possède un bureau à Manhattan à la cathédrale St. John the Divine, où il est artiste en résidence depuis 1980, mais passe le plus clair de son temps à Shokan, une petite ville dans les montagnes au nord de l’Etat de New York. C’est là qu’il répète ses performances, d’abord au sol le long d’une rangée de cônes de signalisation puis sur un câble tendu dans son jardin.
« Chaque moment est chorégraphié et mis en musique », explique le funambule en sortant de son sac à dos une liasse de dessins, plans et tableaux, le scénario d’une traversée qu’il a récemment effectuée dans le Connecticut. Des indications en français et en anglais – « regards », « Vivaldi », « trumpets » – rythment la performance de douze minutes. Dans le langage fleuri du funambule, « Notre-Dame » signifie s’allonger sur le câble.
« J’étais perfectionniste avant même de connaître le sens du mot », se souvient Philippe Petit. « J’étais un enfant rêveur. Pour explorer le monde et me rebeller contre ma condition de fourmi insignifiante, j’ai commencé à grimper aux arbres à l’âge de six ans et à seize ans, j’ai fait mes premiers pas sur une corde tendue entre deux arbres dans un jardin public, à un mètre du sol. »
Au-dessus des chutes du Niagara
Philippe Petit a depuis exécuté plus de 80 traversées : à Central Park, au stade de football de La Nouvelle-Orléans, au-dessus des chutes du Niagara et au-dessus des chutes de Patterson dans le New Jersey ou encore à la gare de Grand Central. Il aussi été invité à se produire par de nombreuses institutions américaines, dont le Musée d’histoire naturelle de New York et le World Theatre Festival de Denver dans le Colorado, et a fait l’objet d’une dizaine de films dont le documentaire Man on Wire et le blockbuster The Walk, réalisé par Robert Zemeckis.
Le funambule n’a pas pour autant mis fin à ses représentations dans la rue. « Philippe n’a jamais tiré profit de son coup au World Trade Center », témoigne son ami et traducteur, l’auteur Paul Auster. « Après son exploit, il était de retour dans Washington Square Park et jonglait pour des centimes. J’admire la pureté de son art. »
Philippe Petit regrette toutefois de ne pas être sollicité plus souvent, notamment en France : il ne s’est pas produit dans son pays natal depuis sa performance à la tour Eiffel en 1989. Il a bien proposé de renouveler sa traversée entre les deux tours de Notre-Dame après l’incendie de la cathédrale, mais ses courriels au ministère de la Culture sont restés sans réponse. « Peut-être refusent-ils les artistes qui sont partis vivre à l’étranger ? Ou peut-être que personne ne sait que je suis encore en vie ? »
Le dernier funambule
Dans son Traité du funambulisme, écrit lorsqu’il avait dix-huit ans et publié pour la première fois en 1997, Philippe Petit distille avec l’arrogance de son âge l’art de marcher dans le vide. Comment s’entraîner ? Comment préparer et installer un câble en acier galvanisé de 1 000 mètres de long ? Quels mouvements inclure dans sa représentation ? Comment lutter contre le vent, « l’ennemi du funambule » ? « Acquérir cette connaissance », écrit Philippe Petit, autoritaire, « est le travail de toute une vie ».
A presque 70 ans, le « Conquistador de l’inutile », comme le surnomme son ami le réalisateur allemand Werner Herzog, est occupé par un dernier défi : transmettre son savoir avant qu’il ne soit trop tard. Il espère pouvoir vendre à un musée ou à une fondation ses archives, des dizaines de malles contenant les préparatifs de chacune de ses traversées – y compris celles qui n’ont jamais eu lieu comme le spectacle de la bibliothèque de New York, annulé dix heures avant l’heure H – ainsi que ses écrits sur l’histoire du funambulisme.
Occasionnellement, Philippe Petit organise un cours chez lui à la campagne, mais les candidats ne sont pas nombreux. « Tout le monde peut devenir cascadeur de cirque ou équilibriste, à deux mètres du sol avec une ombrelle », lance-t-il, amer. « Mais personne ne veut devenir funambule parce que c’est un cauchemar. L’équipement pèse des tonnes, vous n’obtenez jamais les autorisations et vous risquez votre vie… à ce qu’il paraît. Personne ne fait comme moi du théâtre, de la poésie, de l’art dans le ciel. »
On the High Wire (Traité du funambulisme) de Philippe Petit, New Directions Publishing, 2019.