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Sylvain Pattieu : « Il existe une histoire française de la race »

Historien et romancier français, Sylvain Pattieu vient de publier Panthères et pirates : des Afro-Américains entre lutte des classes et Black Power, un livre sur Jean et Melvin McNair, un couple de pirates de l’air américains qui a détourné un avion de ligne en 1972 avant de se réfugier en France.
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© Sylvain Cherkaou

Le 31 juillet 1972, le vol Delta Air Lines 841 décolle de Détroit avec à son bord, 94 passagers dont cinq pirates de l’air et leurs trois enfants. Direction l’Algérie, avec une rançon d’un million de dollars, pour rejoindre la section internationale du Black Panther Party. Puis c’est la clandestinité en France, où ils sont arrêtés en 1976 et jugés deux ans plus tard. Auteur en 2017 d’un récit littéraire sur Jean et Melvin McNair, deux des preneurs d’otages, Sylvain Pattieu revient aujourd’hui sur cette histoire en tant que chercheur spécialiste des classes populaires et des populations noires en France. Documenté par des archives et des récits de témoins, Panthères et pirates met au jour l’interpénétration des questions de classe et de race et leur circulation de part et d’autre de l’Atlantique. Entretien.

France-Amérique : Comment avez-vous eu connaissance de cette histoire ?

Sylvain Pattieu : J’en ai entendu parler par mon ami Tyler Stovall, malheureusement décédé en décembre 2021, un historien afro-américain spécialiste de la France [il a notamment écrit Paris Noir: African Americans in the City of Light]. En 2015, il m’a emmené à la cérémonie d’hommage à Jean McNair, qui venait de mourir. C’est là que j’ai découvert leur histoire, vu Melvin pour la première fois, très charismatique, entouré de nombreux jeunes d’origines différentes.

Qu’est-ce qui a mené Jean et Melvin McNair à détourner un avion ?

Ils sont caractéristiques de la génération de Noirs américains qui a bénéficié des luttes pour les droits civiques mais qui s’est retrouvée face à une impasse. Ils viennent de milieux populaires de Caroline du Nord, un Etat marqué par la ségrégation. Ils sont allés à l’université avec une volonté d’ascension sociale dans un contexte, le milieu des années 1960, où on s’interroge sur le mouvement des droits civiques, où se produit une effervescence liée à l’opposition à la guerre du Vietnam, aux mouvements étudiants… Melvin, quarterback de son équipe de football, est renvoyé de l’université pour s’être révolté contre les méthodes des coachs. Il est incorporé dans l’armée, envoyé en Allemagne et confronté au racisme. Comme il est proche des Black Panthers, il est mis sur la liste pour le Vietnam. Il déserte, se rend à Détroit et vit dans la clandestinité. Il rencontre George Brown, George Wright et Joyce Tillerson. Ensemble, ils décident de quitter les Etats-Unis et choisissent de détourner un avion vers Alger qui est à l’époque la capitale du tiers monde, le symbole de la victoire contre le colonisateur français.

Quels sont les liens des cinq pirates avec la France ?

L’affinité des Noirs américains pour la France date de la fin du XIXe siècle, quand les élites noires américaines envoyaient leurs enfants dans l’Hexagone pour y faire des études. Dans les années 1920 s’est propagée l’idée qu’il n’y a pas de ségrégation en France. Quand les pirates arrivent à Paris, beaucoup d’intellectuels noirs américains comme James Baldwin et Richard Wright y ont vécu. Les réseaux qui leur permettent de quitter l’Algérie sont surtout français. A cette époque, dans la France post-coloniale, ils peuvent ainsi passer inaperçus en tant que Noirs. On peut aussi considérer la tradition gaulliste d’indépendance par rapport aux Etats-Unis. Leur grande peur est d’être extradés et de finir en prison à vie.

Les McNair et deux de leurs complices seront finalement arrêtés à Paris en 1976. Quelle est la nature du procès des « quatre de Fleury », en 1978 ?

Il devient celui de l’Amérique raciste. Les avocats démontrent aux jurés la dimension politique de leur acte. Les pirates sont quand même condamnés à cinq ans de prison, ce qui n’est pas rien. Les femmes sortent en 1978 mais les hommes restent incarcérés jusqu’en 1980. Ce ne sont pas des peines légères mais les jurés émettent le vœu qu’ils ne soient pas extradés, ce qui va au-delà de leurs prérogatives. Les prévenus sont jugés en tant que Noirs, mais des Noirs américains. On voit donc qu’il est important de complexifier la racialisation. La race compte, mais la nationalité aussi. Ils bénéficient d’une fascination en France pour les luttes des Noirs américains.

Que se passe-t-il à leur libération ?

Ils ne peuvent pas retourner aux Etats-Unis et se demandent que faire de leur vie. Ils restent tous engagés dans un combat pour la justice sociale et contre le racisme. Joyce Tillerson travaille pour la Cimade [une association française qui vient en aide aux migrants, aux réfugiés et aux demandeurs d’asile] et devient secrétaire de la militante anti-apartheid Dulcie September. George Brown, marié à une Française, accueille des anciens Black Panthers à Paris. Jean et Melvin McNair entrent d’abord dans un collectif de citoyens américains contre Ronald Reagan, puis s’orientent vers un militantisme moins révolutionnaire et plus local qui passe par le sport pour Melvin et l’aide aux devoirs pour Jean. Melvin trouve la rédemption en devenant éducateur sportif de basket-ball et de base-ball. Ils vivent dans un quartier populaire de Caen où ils essaient d’appliquer les recettes apprises dans leur jeunesse : l’encadrement des jeunes par la communauté. C’est aussi un moment où leur culture religieuse redevient importante, la foi leur donne du souffle. C’est une dimension importante de leur combat.

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Melvin McNair à Caen, en Normandie, en 2021. © Emmanuel Blivet/USA Today

Dans quelle mesure l’idée de race, décriée voire niée en France, peut-elle être un outil intéressant en sciences humaines et sociales ?

En France, on présente souvent ce qui vient des Etats-Unis comme un repoussoir, avec l’idée qu’ils sont le pays du racisme. La France, au contraire, serait le pays de l’universalisme colorblind. On prend l’exemple des jazzmen des années 1920 ou de Joséphine Baker, venus faire leur carrière en France. Il existe une histoire française de la race, différente de celle des Etats-Unis, même si elle n’a pas pris les mêmes formes de violence extrême, sauf dans les colonies. Elle existe avec ses dynamiques propres, ce n’est pas une importation américaine. Nier ces questions, c’est rater une part de l’histoire sociale de la France.

Vous dites aussi qu’il faut penser en termes de circulations…

L’histoire de France et celle des Etats-Unis ne sont pas cloisonnées. Il y a en effet des circulations transatlantiques. Les mouvements noirs états-uniens sont une ressource pour les populations noires dans le monde entier. On entend que la France copie les mouvements américains, mais c’est faux. Des mouvements français existent depuis longtemps, mais ils n’ont pas été assez forts pour mobiliser un imaginaire. Les militants français ne se réfèrent pas à ces mouvements des années 1920 ou 1930, mais aux Black Panthers, à Malcolm X, à Martin Luther King et aujourd’hui à Black Lives Matter.


Panthères et pirates : Des Afro-Américains entre lutte des classes et Black Power de Sylvain Pattieu, La Découverte, 2022.

 

Entretien publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.