Les Parisiens l’ignorent, mais le secret de la Licorne est enfoui dans une salle d’un des plus anciens hôtels particuliers de la capitale, non loin de la Sorbonne, dans le Quartier latin. Adossé aux thermes antiques de Lutèce, le nom donné par les Romains à la capitale du peuple parisii, l’hôtel des abbés de l’ordre de Cluny, édifié à la fin du XVe siècle, recèle dans ses collections médiévales un mystère indéchiffrable : les six tapisseries aussi belles qu’énigmatiques de La Dame à la licorne.
Que nous disent les six volets de cette envoûtante tenture représentant une jeune femme de haut lignage, à en juger par ses atours, en train d’observer son reflet dans un miroir, jouer de l’orgue, sentir une fleur, choisir un fruit et effleurer de ses mains la corne de l’animal légendaire ? Au-delà de la finesse du tissage et de la richesse des couleurs, certains historiens pensent reconnaître dans les cinq premières tapisseries une allégorie des cinq sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher, censés, depuis l’Antiquité, définir l’être humain. Mais la sixième tapisserie, intitulée « A mon seul désir », selon l’inscription brodée d’or sur la tente bleue devant laquelle se tiennent la dame et sa servante, reste obscure. Allusion au cœur, sixième sens et seul en mesure de saisir la beauté ? Célébration du désir ? L’énigme reste entière, tout comme celle de l’identité du commanditaire de ce chef-d’œuvre (est-ce Jean IV Le Viste, baron de Montreuil ? Ou peut-être son neveu Antoine ?). Elle renforce l’envie de percer les mystères du Moyen Age, qui s’ouvre avec la chute de l’empire romain et prend fin avec les premiers voyages de découverte en Amérique. Longtemps associée dans l’imaginaire collectif à une époque sombre, dominée par des seigneurs cruels, entachée par les famines, les épidémies et les guerres, cette période dicte la mode actuelle du médiéval fantastique, si chère au cinéma, aux séries et aux jeux vidéo.
Avec ses salles dédiées aux cathédrales, aux sculptures, aux vitraux ou à l’orfèvrerie, le musée national du Moyen Age, qui a rouvert ses portes au public en mai 2022 après onze années de fermeture pour rénovation, nous aide à dissiper clichés et idées fausses sur la période. Le bâtiment, de style gothique flamboyant, est en retrait par rapport à la rue dont il est séparé par une cour et un mur extérieur crénelé, avec un jardin sur l’arrière. Le visiteur est surpris dès l’entrée par la grâce des fenêtres et l’équilibre des corps de logis, conçus pour une aristocratie habituée au luxe et à l’espace de ses demeures campagnardes. Il faut aussi imaginer un jardin suspendu. Aujourd’hui disparu, il se trouvait au-dessus du frigidarium, la grande salle froide des anciens thermes gallo-romains, et surplombait jadis les ruelles du vieux Paris, entre la Seine et les pentes de la montagne Sainte-Geneviève (une religieuse du Ve siècle, elle aurait détourné de Paris les Huns conduits par le terrible Attila et reste aujourd’hui la sainte patronne de la ville).
Le temps des cathédrales
La construction de l’hôtel de Cluny, décidée par l’abbé Jean III de Bourbon et poursuivie par Jacques d’Amboise, s’est étalée sur deux siècles – autant que pour Notre-Dame de Paris ! Les collections du musée rappellent justement que les cathédrales furent les joyaux de cette période de l’histoire placée sous le signe de la dévotion : le roi y recevait son pouvoir de Dieu lors du sacre. Ici, on découvre des chapiteaux provenant de l’église abbatiale de Saint-Germain-des-Prés, de la basilique Saint-Denis et de l’abbaye Sainte-Geneviève. Là, des vitraux issus de la Sainte-Chapelle, sur l’île de la Cité, montrent le raffinement de ces siècles faussement associés à la barbarie. Conçus à l’origine comme un artifice filtrant la lumière, ils sont devenus avec leurs motifs et leurs couleurs de véritables œuvres d’art, tout comme les objets du culte – reliquaires, crosses, croix, etc. – ou ces émaux de Limoges finement ouvragés, célèbres dans toute l’Europe.
Que les nostalgiques de la Renaissance se rassurent : après les XIIIe et XIVe siècles, marqués par les famines, la peste noire et une guerre qui opposa la France et l’Angleterre pendant plus de cent ans, l’essor artistique se profile. Il est porté par l’expansion des sociétés urbaines, les innovations de la Renaissance italienne et la révolution picturale flamande. A côté des tentures de La Dame à la licorne, dont le fond semé de plantes et de fleurs anticipe ces temps nouveaux, le musée du Moyen Age présente des tableaux, tapisseries et miniatures allégées de l’influence de l’Eglise, mettant en scène les plaisirs d’un pays redevenu paisible et prospère. Avec 14 millions d’habitants à la fin du XVe siècle, la France est alors le pays le plus peuplé d’Europe et ses villes, avec leurs marchands et gens de robe que l’on observe dans les tableaux, sont le moteur du changement.
Après ce voyage de quatre siècles dans le temps, rendez-vous au Café des Amis ! Installé au cœur du musée, il offre une pause gourmande et esthétique entre mondes médiéval et contemporain. Plus légère que le gibier et les volailles en broche du Moyen Age, sa gastronomie nous invite dans l’univers raffiné de La Dame à la licorne…
Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.