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Transatlantique : « Marseille est un personnage de la série »

La scénariste américaine Anna Winger, à l'origine de la série à succès Unorthodox, a adapté pour Netflix l'histoire du Centre américain de secours. Installé à Marseille pendant la Seconde Guerre mondiale et dirigé par le journaliste Varian Fry et l’héritière Mary Jayne Gold, ce réseau a aidé quelque 2 000 intellectuels, dont Hannah Arendt, André Breton, Marcel Duchamp et Marc Chagall, à quitter la France en secret pour fuir les persécutions nazies. La créatrice de Transatlantique revient pour nous sur l’origine du projet, la détresse des réfugiés, hier et aujourd’hui, et le tournage en France.
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Lucas Englander (Albert Hirschman) dans Transatlantique. © Anika Molnar/Netflix

France-Amérique : Comment cette série est-elle née ? Qu’est-ce qui vous a poussé à adapter le roman de Julie Orringer ?

Anna Winger : L’histoire du Centre américain de secours [ou Emergency Rescue Committee, en anglais] m’intéressait déjà avant la sortie de The Flight Portfolio [en 2019]. J’en avais entendu parler par mon père, dont deux connaissances s’étaient impliquées au côté de Varian Fry à Marseille pendant la guerre. La première était [l’écrivaine ukrainienne] Lisa Fittko – ils manifestaient au sein du même groupe contre la guerre du Vietnam, à Chicago dans les années 1960 – et l’autre était [l’économiste allemand] Albert Hirschman : ils ont enseigné à Harvard à la même période, dans les années 1970. J’ai grandi dans ce milieu universitaire, où beaucoup d’intellectuels sont arrivés aux Etats-Unis comme réfugiés pendant la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, je vis à Berlin et en 2015, un million de demandeurs d’asile ont afflué en Allemagne, pour la plupart en provenance de Syrie. Je me suis portée volontaire pour aider ces gens à refaire leur vie et cette situation m’a rappelé le Centre américain de secours. C’est là que j’ai commencé mes recherches. Ensuite, quand Julie Orringer a publié son roman, c’était comme un signe de l’univers ! J’ai donc mis une option sur le livre et j’ai attaqué son adaptation pour en faire une série.

Comment vous êtes-vous renseigné sur le sujet ?

J’ai lu beaucoup de livres ! Même si c’est une histoire que peu de gens connaissent, la documentation abonde en réalité parce que tous ceux qui gravitaient autour du Centre américain de secours étaient écrivains ou artistes. Grand nombre de personnes impliquées, y compris Varian Fry lui-même, ont écrit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre, des mémoires ou des essais sur leur expérience. Les mémoires de Mary Jayne Gold, Crossroads Marseilles, 1940, font partie des rares témoignages que je n’ai pas lus parce que le livre n’est plus imprimé…

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Gillian Jacobs (Mary Jayne Gold), Cory Smith (Varian Fry) et Amit Rahav (Thomas Lovegrove, fictionnel). © Anika Molnar/Netflix

Toute la série a été filmée à Marseille et dans les environs. Etait-ce important pour vous de filmer sur place plutôt qu’en studio ?

Marseille est un personnage de la série. La ville, aujourd’hui comme hier, est un carrefour pour tous types de gens et l’atmosphère y est très spéciale. C’est beau, c’est sombre et la lumière est si particulière. Il y a aussi ces rues tortueuses, des endroits où se cacher et même une plage dans la ville. Alors, oui, nous étions bien déterminés à filmer sur place ! Nous avons tourné dans plusieurs des vrais lieux de l’histoire, dont l’hôtel Splendide [aujourd’hui un centre de documentation pédagogique], le fort Saint-Nicolas et même le camp [d’internement] des Milles, près d’Aix-en-Provence. Malheureusement, nous n’avons pas pu tourner à la villa Air-Bel, par laquelle beaucoup de réfugiés ont transité, puisqu’elle a été démolie [en 1982], mais nous avons loué une maison à deux pas, juste un peu plus ancienne que l’originale. La couleur était la même et la demeure est restée inhabitée depuis les années 1940, donc les intérieurs étaient totalement préservés. C’est un lieu incroyable.

Parlez-nous de votre expérience en France, sur le tournage et en dehors.

J’ai adoré travailler à Marseille ! Le cinéma est né à quelques kilomètres de là, à La Ciotat, et ça se sent. C’était un vrai privilège de travailler en France. L’équipe technique était locale à 70 % et la distribution était très diverse, avec des acteurs américains, allemands, suisses autrichiens, britanniques et français. L’une de nos vedettes, Grégory Montel [Gabriel dans Dix pour cent], est même originaire de Marseille. Pendant les cinq mois qu’a duré le tournage, nous avons tous vécu sur place – comme un voyage scolaire ! Je logeais dans le quartier du Panier et Lucas [Englander, qui interprète Albert Hirschman dans la série] habitait juste au-dessus de la plage des Catalans.

Que reste-t-il aujourd’hui à Marseille de Varian Fry et du Centre américain de secours ?

Le consulat des Etats-Unis est situé place Varian Fry, mais le plus incroyable est au musée Cantini, un merveilleux endroit au cœur de la ville. On y trouve toutes les œuvres originales réalisées à la villa Air-Bel pendant la guerre. Des artistes comme André Breton et Max Ernst ont réalisé des œuvres collectives. Ils ont par exemple créé des cartes de tarot surréalistes, qui sont très belles, et des dessins sur le principe des cadavres exquis. André Breton a tout gardé et sa fille, Aube Elléouët, en a fait don au musée. Au moment du tournage à Marseille, le conservateur du musée Cantini nous a d’ailleurs expliqué qu’il préparait une exposition sur Jacqueline Lamba, la femme d’André Breton, qui est représentée dans la série.

Parlons du personnage de Peggy Guggenheim. Dans Transatlantique, la collectionneuse américaine semble plus soucieuse de faire sortir les tableaux de France – direction le MoMA – que les artistes eux-mêmes…

Je ne crois pas que ce soit vrai du tout. On la voit se donner en spectacle, se démener pour faire sortir les œuvres, parce qu’à l’époque personne ne prenait l’art moderne autant au sérieux que La Joconde. Mais elle tenait également à faire échapper les artistes. Elle était juive et, à ce titre, menacée elle aussi. Elle n’était pas prête à rester en France pour aider. L’hôtel où elle séjournait dans le sud de la France a d’ailleurs été perquisitionné. A son retour à New York, elle a payé la traversée de beaucoup de personnes et a négocié avec Alfred Barr [le directeur du MoMA] pour leur obtenir des visas.

Alexander Fehling (Max Ernst) et Jodhi May (Peggy Guggenheim). © Anika Molnar/Netflix

Selon certaines critiques, la série est trop divertissante. En tant que scénariste, comment trouvez-vous le juste équilibre entre romance et précision historique ?

Je n’ai qu’une seule chose à dire : je me réjouis d’avance de tous les projets qu’inspirera la diffusion de Transatlantique sur Netflix. J’adorerais voir un documentaire, quel qu’il soit, sur le Centre américain de secours, ou un biopic sur n’importe laquelle de ces figures historiques. J’espère que la série ouvrira la porte à de tels projets. J’ai tout fait pour faire connaître au plus grand nombre possible cette histoire oubliée. Et si la série regorge de détails et de trésors pour les passionnés d’art et d’histoire, il n’a jamais été question d’en faire un cours magistral ou un docufiction. L’objectif est de divertir avec un scénario excitant et dramatique pour les spectateurs qui n’ont jamais entendu parler de Varian Fry, Mary Jayne Gold et compagnie.

Peut-on dresser des parallèles entre Esty, la jeune femme qui quitte sa communauté religieuse très stricte dans Unorthodox, et Mary Jayne Gold, l’héritière de Chicago qui refuse de se conformer aux attentes de son père et utilise sa fortune pour devenir « la banque » du Centre américain de secours ? D’une certaine façon, elles ont toutes les deux trouvé leur liberté à l’étranger…

Je trouve Mary Jayne Gold très intéressante parce qu’elle n’avait pas à faire ce qu’elle a fait. C’est l’histoire de gens très ordinaires qui, contre toute attente, choisissent de se rendre utiles. J’ai appelé la série Transatlantique parce que, pour les réfugiés européens, leur seule chance de liberté est aux Etats-Unis. En parallèle, les Américains trouvent en France d’autres formes de liberté, à caractère plus privé. Leurs vies se croisent à cette seule intersection transatlantique, Marseille. Des deux côtés, ils courent vers la liberté, mais dans des directions opposées.

Votre série fait fortement écho aux réfugiés des temps modernes qui arrivent d’Ukraine, d’Afrique via la Méditerranée et d’Amérique du Sud vers les Etats-Unis. Pensez-vous que l’histoire se répète ?

Je pense qu’il est important de se souvenir des histoires du passé. Même en temps de crise, nous sommes des êtres humains : l’amitié, la communauté et la romance nous rappellent que nous sommes en vie. En ce sens, Transatlantique est une histoire humaine, une célébration de la vie aux heures les plus sombres.


Transatlantique
est actuellement disponible sur Netflix.