Editorial

A la poursuite du bonheur

Les Etats-Unis sont l'un des rares pays à inclure le droit au bonheur dans sa constitution nationale. Mais que se passe-t-il quand la machine tombe en panne et que le rêve se dissipe, fracturé par la discrimination raciale ?
© Kawin Harasai

Les Etats-Unis sont fondés sur un mythe, collectivement partagé, inscrit dans la Déclaration d’indépendance : le droit à la « poursuite du bonheur », expression que l’on doit à Thomas Jefferson et qui sera reprise en France par Saint-Just en 1793 (« Le bonheur est une idée neuve en Europe »). Chaque citoyen américain croit donc ou est supposé croire que, par son seul effort individuel, il pourra améliorer son sort, quelle que soit son origine culturelle ou sociale : ce rêve américain, depuis les origines, a attiré les immigrants qui ont constitué la nation et il permet, en théorie, à des hommes et des femmes, infiniment divers par leur origine, leur culture, leur croyance, de vivre ensemble. La Constitution est leur contrat social, l’économie de marché est leur échelle de Jacob et de l’Etat fédéral à Washington, on n’attend pas grand-chose. Tout le contraire de la France. Cette mythologie – toute nation est fondée sur un mythe – fonctionne bien, aussi longtemps que la croissance économique la légitime : une certaine prospérité, fut-elle inégalement répartie, laisse croire que le bonheur promis est à portée de main pour soi-même et pour ses enfants. Mais quand la machine tombe en panne, le rêve se dissipe et les fractures de la société apparaissent avec une extrême violence. La plus flagrante de ces fractures est, aujourd’hui, la discrimination raciale qui recoupe, pour l’essentiel, les inégalités de revenus, de santé et d’éducation,

Les Afro-Américains principalement, mais aussi les Latinos, récemment immigrés, ont été frappés par la pandémie de Covid-19 deux fois plus en proportion que les Blancs. Ce n’est pas un malheureux hasard, mais une révélation de leur situation sociale : ils se trouvent être les plus pauvres des Américains, les plus atteints par des maladies chroniques qui ne sont pas soignées, comme le diabète, parce qu’en dehors des urgences hospitalières, ils ont un accès limité aux soins médicaux de qualité. Au surplus, quand le chômage frappe près de 20 % de la population active, ces « minorités » ethniques sont les premières licenciées, souvent sans assurance contre le chômage, dépendantes de la charité des Eglises et des fondations philanthropiques et, selon les Etats, de quelque aide locale. Certes, l’esclavage a disparu, la discrimination est illégale, un tiers des Afro-Américains et nombre de Latinos ont rejoint la classe moyenne et supérieure ; mais la majorité reste un sous-prolétariat que bien des Blancs méprisent.

Au début de l’été, deux incidents symboliques et tragiques ont ébranlé le pays et allumé les révoltes urbaines. Le premier semblait insignifiant, mais il est révélateur : une femme blanche qui promenait son chien dans Central Park, à Manhattan, s’était vu reprocher par un Afro-Américain de ne pas le tenir en laisse, ce qui est obligatoire. Elle appela la police pour dénoncer un « Afro-Américain », « surgi du bois », qui la menaçait : le mâle noir, éternelle menace pour les femmes blanches, un fantasme inaltérable. La même semaine, un policier blanc à Minneapolis tua, sans état d’âme, un homme noir, George Floyd, qui ne résistait même pas à son arrestation. L’indignation qui en a suivi a enflammé toute l’Amérique, avec des échos en France, sous la banderole Black Lives Matter. Cette cristallisation, dans un même moment, de la maladie, du chômage et de la violence policière, a déclenché des émeutes qui rappellent celles des années 1960-1970 : émeutes du désespoir, auxquelles viennent évidemment se joindre, comme partout, des voyous et des groupuscules anarchistes. Mais aussi des Blancs libéraux et solidaires. Voyous, anarchistes et anti-fascistes (les Antifas) rendent, malgré eux, un immense service aux suprématistes blancs : dénoncer la violence des émeutiers permet de faire l’impasse sur les causes profondes du désespoir.

Invoquant la restauration de l’ordre, Donald Trump essaie donc, contre toute réalité, de dissimuler le racisme, les inégalités, la violence policière et sa propre incapacité à gérer la pandémie : rappelons qu’il l’a initialement niée, puis il s’en est débarrassé sur les autorités locales, déclarant que ce n’était pas son affaire. Au lieu de prêcher la réconciliation et l’union nationale, comme le firent Franklin Roosevelt dans les années 1930 et Barack Obama après la faillite économique de 2008, Trump attise la discorde, excite ses supporters, mâles et blancs, menace de dépêcher l’armée dans les villes. Lorsque la barre symbolique des 100 000 morts par la Covid-19 fut franchie, il partit jouer au golf, sans un mot de compassion.

Par-delà cet étrange président, qu’il soit réélu ou évincé, il est évident que pour se sauver eux-mêmes, pour restaurer le droit à la poursuite du bonheur, les Américains et ceux qui les dirigeront devront réviser le contrat social qui les unit à l’Etat. Sans recopier la social-démocratie à la française, les Américains devront un peu s’en rapprocher. L’absence de l’Etat fédéral, quand la société est menacée d’explosion sanitaire, économique, raciale – et par le défi chinois –, menace fondamentalement le rêve américain : plus personne n’y croira, ni à l’intérieur, ni sur la scène mondiale, où les Etats-Unis ont d’ores et déjà perdu leur leadership. Barack Obama avait compris cela en étendant la protection sanitaire pour tous et en manifestant son respect pour les cultures étrangères. Son bilan fut mitigé : probablement la crise de 2008 ne fut-elle pas suffisamment grave pour que la majorité des Américains prennent conscience de ce que leur pays était au bord du déclin. Maintenant, il est au bord de l’implosion, de l’autodestruction : il est temps encore de sauver ce rêve américain, mais qui dira toute la vérité aux électeurs en novembre prochain ? Trump rapporte tout a lui-même. Biden saura-t-il galvaniser le peuple ? Depuis l’élection d’Abraham Lincoln contre le Sud esclavagiste, jamais une élection présidentielle n’aura été aussi décisive pour eux et pour nous. L’Europe est en veilleuse, mais les Etats-Unis nous inquiètent.


Editorial publié dans le numéro d’août 2020 de France-Amérique. S’abonner au magazine.