Éditorial

Au bout du compte, les démocraties l’emportent

Il se trouvera toujours des « idiots utiles » – une expression souvent attribuée à Lénine – pour soutenir les pouvoirs autoritaires ou regretter qu’il n’y ait plus de grands hommes en politique. Eh bien, abandonnons ceux-là à leur nostalgie et louons l’imperfection de la démocratie, car la supériorité de la démocratie vient de son imperfection même.
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© Antoine Moreau-Dusault

Pour illustrer ce paradoxe, commençons par le principe de l’élection, puisque la France en sort tout juste et qu’aux Etats-Unis, on ne cesse de voter. Il suffit de traverser villes et villages américains pour voir fleurir les panneaux électoraux pour des primaires, désigner un shérif ou un magistrat. Le vote dans nos démocraties authentiques ne se résume pas aux élections présidentielles : c’est un manège permanent qui opère à tous les niveaux de la société, impliquant une participation tout aussi constante des électeurs et des candidats. Pour citer le cas français, rappelons que plus de 500 000 citoyens sont élus locaux, administrant chaque jour nos 34 955 communes : la démocratie est notre quotidien, tout comme dans les comtés américains. Il importe de ne jamais la réduire à la seule désignation du chef de l’Etat.

Autre objection, non recevable : les chefs d’Etat ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils seraient devenus médiocres et la fonction n’attirerait plus les meilleurs de leur génération, « the best and the brightest », comme l’écrivait le journaliste David Halberstam à propos de la génération Kennedy. En vrai, ce jugement repose sur une idéalisation classique du passé. Il est aussi sans importance, car la vertu de la démocratie tient moins aux qualités supposées du leader qu’à la fermeté des institutions, dont il est à la fois le garant et le prisonnier. Le fait que n’importe qui puisse devenir président ou y aspirer est une vertu de la démocratie, où les dirigeants exercent sous la loi et non au-dessus. A l’inverse des tyrannies russes ou chinoises, où un homme seul façonne la société, généralement pour le pire et pour longtemps.

Pour longtemps ! Seules les démocraties ont résolu la question essentielle à tout régime politique : l’art de se débarrasser du chef à une date fixée à l’avance et sans effusion de sang (le 6 janvier 2021, au Capitole, fut une rare exception, sans lendemain). Le philosophe britannique Karl Popper avait expliqué cela, il y a un demi-siècle : la vertu de la démocratie, disait-il, n’est pas de choisir le meilleur leader, mais de s’en débarrasser à l’échéance. Ce qui évite au leader de s’intoxiquer de son propre pouvoir et ne lui laisse pas le temps de modeler la société à l’image de ses fantasmes. Le départ programmé offre aussi l’avantage considérable de consoler le camp perdant, en général la moitié de la nation. Pour les insatisfaits du résultat d’une quelconque élection, il leur suffit d’attendre la prochaine. Inutile d’en appeler au tyrannicide ou à la guerre civile : la patience suffit. La patience plutôt que la guerre civile est peut-être la première qualité civilisatrice du régime démocratique.

Autre objection récurrente : la disparition des grands hommes, la brièveté des mandats et l’effervescence électorale incessante ne constituent-elles pas une grande faiblesse face aux régimes forts ? L’histoire ancienne et contemporaine enseignent le contraire : notre apparente faiblesse fait en réalité notre force. En notre temps, la pandémie covidienne comme les agressions répétées du tyran russe contre ses voisins en témoignent. La pandémie ? C’est parce que nous nous sommes querellés, dans tous les régimes démocratiques, sur les masques, les confinements et les vaccins que nous avons, par nos expériences et nos erreurs, à peu près vaincu le virus. Les dictateurs, qui ne sauraient admettre qu’ils ne savent rien, restent confrontés aux ravages de la Covid-19 qui, en ce moment, gangrène inlassablement les peuples de Russie et de Chine dans des proportions gigantesques et dissimulées. Les guerres obéissent à cette même logique par l’absurde : le tyran, parce qu’il décide seul et s’estime invincible, ment, attaque et s’enlise. Est-il jamais accueilli en libérateur ? Jamais, pas plus à Hong Kong qu’à Kiev. Les démocraties sont lentes à s’ébranler, elles tergiversent, mais au bout du compte, elles l’emportent : pas seulement sur le terrain mais, plus important, dans l’âme des peuples.

Ces quelques rappels philosophiques et historiques éclairent, me semble-t-il, notre monde présent : nous ne retournons pas à une quelconque guerre froide. Au temps de la guerre froide, deux idéologies s’affrontaient, démocratie libérale contre communisme, deux idéologies à prétention universelle. Ce n’est plus le cas, puisque la Russie ne propose plus au monde un modèle de société et le modèle chinois ne vaut que pour les Chinois. Seule la démocratie libérale conserve, intacte, une vocation universelle qui inclut ses imperfections : l’imperfection fait la force, de même que l’autocritique rend plus intelligent que les certitudes. S’il fallait tout de même repérer une faille dans les démocraties libérales, elle relève de ce que l’on appelle aujourd’hui la communication. Les démocrates ne savent pas expliquer combien leurs contradictions font leur vertu.

 

Editorial publié dans le numéro de mai 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.