Art

« Paris a toujours attiré les artistes américains »

Un ouvrage intitulé Americans in Paris: Artists Working in Postwar France bouleverse les idées reçues sur la contribution des artistes américains en France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Coédité par Lynn Gumpert, directrice de la Grey Art Gallery à New York University, il donnera lieu à une exposition en 2024. En attendant, celle-ci répond à nos questions sur cette période mal connue, quand Paris était, autant que New York, le cœur de la création artistique.
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Dans Un Américain à Paris (1951), Gene Kelly incarne Jerry Mulligan, un vétéran qui s’installe en France après la Seconde Guerre mondiale pour devenir peintre. © MGM

France-Amérique : L’idée reçue est qu’avec la Seconde Guerre mondiale, le centre de l’art passe de Paris à New York et y reste. Vos recherches illustrent le contraire. Après 1946 et jusqu’en 1962, Paris, en vérité, est restée l’égale de New York.

Lynn Gumpert : Notre recherche, collective avec mes collègues historiennes de l’art, n’est pas une provocation, mais le résultat de nos enquêtes, qui ont duré six ans. Nous avons découvert cet aspect inconnu de l’art américain. Des artistes américains, dominants en peinture, musique et littérature, sont bel et bien revenus à Paris après la guerre. Deux raisons à cela : Paris, sa lumière et son histoire ont toujours attiré les artistes américains. De plus, après la guerre, le gouvernement américain a octroyé des bourses à tous les anciens combattants – mais uniquement les hommes ! – pour étudier ce qu’ils voulaient, là où ils voulaient. Avec 75 dollars par mois et leurs études prises en charge, les artistes américains vivent royalement à Paris, où une nuit d’hôtel Rive gauche coûte un dollar, un repas 75 cents et les études à la Grande Chaumière, aux Beaux-Arts ou à l’Académie Julian sont gratuites et sans examen d’entrée. Le gouvernement américain prenait aussi en charge les achats de livres et de matériel.

C’est d’ailleurs le point de départ du film Un Américain à Paris, avec Gene Kelly dans le rôle d’un vétéran. Combien sont-ils et tous ces artistes bénéficient-ils de ce généreux programme ?

Nous avons repéré environ 400 peintres, sans compter les femmes, comme Joan Mitchell, qui ne bénéficient pas du G.I. Bill, mais disposaient de ressources personnelles suffisantes.

Parmi les femmes, il faut aussi noter à cette époque la présence à Paris de quelques étudiantes, futures célébrités…

En effet, citons Jacqueline Bouvier, qui épousera John F. Kennedy, Angela Davis, future leader marxiste du mouvement pour les droits civiques, et Susan Sontag, qui deviendra la disciple et porte-parole américaine de Simone de Beauvoir.

Cette communauté américaine donne le sentiment de vivre en vase clos, dans une enclave qui communique peu avec les artistes français. Est-ce vraiment le cas ?

C’est exact. La plupart ne parlent pas français et restent entre eux. Ils s’installent pour la journée au Café du Dôme, à Montparnasse, d’où ils voient passer Sartre et Picasso, mais n’échangent guère avec eux. Picasso, en revanche, rendra visite à la Galerie Huit, lieu emblématique de la rue Saint-Julien-le-Pauvre, dans le 5e arrondissement, où exposent les jeunes peintres américains.

L’artiste américaine Joan Mitchell dans son atelier à Paris, en 1956. © Loomis Dean/The Life Picture Collection/Shutterstock
La Galerie Huit, dans le Quartier latin, est fondée par un groupe de vétérans américains en 1950. Courtesy of Hirmer Publishers

Les clubs de jazz semblent le lieu essentiel des rencontres franco-américaines…

En effet, c’est dans ces clubs qu’artistes américains et français vont sympathiser. C’est aussi l’époque où Sidney Bechet habite Paris et joue régulièrement au théâtre du Vieux-Colombier, à Saint-Germain-des-Prés.

Quelle place les Afro-Américains occupent-ils dans cette communauté ?

Les musiciens, artistes et écrivains noirs américains ont le sentiment à Paris de n’être pas victimes de discrimination. La France, écrira James Baldwin, est colorblind. Mais ces Américains vont découvrir progressivement que c’est une illusion, au contact d’intellectuels arabes et avec la guerre d’Algérie, de 1954 à 1962. Cette guerre de décolonisation va inciter la quasi-totalité des artistes américains à rentrer aux Etats-Unis et à se fondre dans les mouvements esthétiques et les nouvelles galeries new-yorkaises, à SoHo notamment. La guerre d’Algérie, pour beaucoup d’Américains en France, fut la grande désillusion.

Vous avez mentionné James Baldwin. Qui sont les autres écrivains américains qui vivent alors à Paris ?

Allen Ginsberg et William Burroughs vont s’installer dans un petit hôtel au 9 rue Gît-le- Cœur, dans le Quartier latin. Ils y écrivent leurs œuvres majeures et fondent la Beat Generation, une métamorphose de la poésie américaine née à Paris. En leur souvenir, l’hôtel sera surnommé « Beat Hotel » [avant de devenir un établissement de luxe, le Vieux Paris]. Citons aussi une importante revue littéraire, fondée dans la capitale en 1953 par George Plimpton, Harold L. Humes et Peter Matthiessen, la Paris Review, qui est maintenant publiée à New York.

Un style parisien est-il né de cette époque ?

Non. Toutes les écoles coexistent à Paris, autant qu’à New York : figurative, abstraite, réaliste, expressionniste… Ce sont des catégories artificielles, inventées par les critiques et les galeristes, mais qui ne rendent pas compte de l’individualisme de chaque artiste. Cette coexistence des genres était et reste vraie à Paris, New York et désormais partout, car l’art n’a plus de centre.


Americans in Paris: Artists Working in Postwar France (1946-1962)
, édité par Lynn Gumpert et Debra Bricker Balken, Hirmer Publishers/University of Chicago Press, 2022.


Entretien publié dans le numéro de juin 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.