Blue-Collar Chic

Le retour du bleu de travail

Les citadins branchés des deux côtés de l'Atlantique se sont appropriés cette pièce maîtresse du vestiaire prolétaire français. De col bleu à col blanc, itinéraire d’un vêtement transfuge de classe.
[button_code]
© IMAXtree

C’est sa couleur – issue de l’indigo – qui le définit, davantage que sa coupe. De fait, le bleu de travail peut désigner aussi bien une combinaison qu’une salopette ou une veste. Traditionnellement conçu en moleskine, une toile de coton brossé au tissage serré qui permettait de protéger les ouvriers des outils tranchants et des projections de métal en fusion, il est généralement assorti d’une fermeture éclair ou de boutons et de grandes poches, utiles pour ranger les outils.

Signe extérieur d’appartenance à la classe ouvrière, il a presque valeur d’uniforme. Comme l’écrivait Roland Barthes en 1967, « le bleu de travail sert à travailler, mais il affiche aussi le travail». L’inconscient collectif français l’associe aux grèves du Front populaire en 1936 et aux manifestations de Mai 68, quand le bleu de travail est descendu dans la rue pour marquer la convergence des luttes étudiantes et ouvrières. De vêtement professionnel, populaire et viril, le bleu s’intellectualise: il devient un ambassadeur des revendications.

Il est de fait un marqueur idéologique. En 1889, Christophe Thivrier, député socialiste de l’Allier, siège à l’Assemblée nationale vêtu de la blouse bleue des ouvriers de sa région natale afin de manifester sa condition d’homme du peuple, avant d’être expulsé. Un siècle plus tard, en 1997, le député communiste Patrice Carvalho réitère le geste dans l’hémicycle. Puis les mouvements féministes s’en emparent, en clin d’œil à l’icône américaine Rosie la riveteuse, pour dénoncer les abus de pouvoir du patriarcat.

Une étiquette sociale

La charge symbolique du bleu de chauffe inspire l’industrie de la mode. Dès la fin des années 1960, modistes et stylistes l’adoptent. Agnès b. le commercialise dès ses débuts, en version unisexe et multipoches. Le bleu s’arrache à sa condition ouvrière et s’invite dans les défilés. Yves Saint Laurent puis Jean Paul Gaultier en proposent une version haute couture, une combinaison-pantalon en coton en hommage aux aviateurs du début du siècle pour le premier, en lamé or pour le second.

Hermès conserve l’esprit et la coupe des combinaisons portées par les mécaniciens, mais troque l’esprit de la moleskine pour le cuir. En 2018, Maria Grazia Chiuri pour Christian Dior fait défiler ses mannequins en bleu de travail. Impossible enfin de ne pas mentionner l’influence de Bill Cunningham dans le succès de ce vêtement. Le célèbre chroniqueur mode du New York Times, devenu photographe pionnier du street style et décédé en 2016, ne sortait jamais sans sa veste en twill bleu.

bleu-de-travail-french-worker-chore-jacket-workwear-bill-cunningham
Bill Cunningham. © Dmitry Gudkov
bleu-de-travail-french-worker-chore-jacket-workwear-4
© Urban Outfitters
bleu-de-travail-french-worker-chore-jacket-workwear-2
© Champ de Manœuvres

C’est cette version streetwear qui séduit la classe urbaine, plutôt jeune, aisée et créative, depuis les années 2010. Derrière cet engouement, on retrouve l’attrait de la seconde main, avec des pièces chinées dans les boutiques d’occasion: plus le vêtement est élimé, plus il est valorisé. Chez les amateurs de vêtements neufs, c’est le made in France qui est recherché. Le bleu est d’ailleurs vendu aux Etats-Unis sous l’appellation French worker’s jacket ou French chore jacket, comme pour insister sur son origine française et prolétaire.

Corollaire de cet engouement, les prix s’envolent. Dans les années 1920, le bleu de travail coûtait en moyenne 20 francs (environ 3 euros actuels). Aujourd’hui, les vestes des marques comme Bleu de Paname, Le Mont Saint Michel, Officine Générale ou The Kooples se vendent aux alentours de 300 euros. Il n’en fallait pas plus pour accuser leurs aficionados, souvent qualifiés de bobos en France et de hipsters aux Etats-Unis, d’appropriation de classe. A bon entendeur : qu’il soit considéré comme une source de fierté ou un stigmate, le port du bleu de travail n’est jamais neutre !

 

Article publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.