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Camille Laurens : une vie de femme

Dans Fille, qui vient de paraître aux Etats-Unis, la romancière et jurée du prix Goncourt traverse une vie de femme, des années 1960 au nouveau millénaire, en mettant au jour les inégalités, les assignations, la violence tapie jusque dans la langue. Un roman frontal et cru sur la construction de soi.
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© Jean-Philippe Baltel/Sipa

Ses parents voulaient un garçon, parce qu’ils avaient déjà une fille. Comme un acte manqué, son père, médecin, a oublié son prénom féminin au moment de déclarer la naissance à l’Etat civil. Une fille, « oui, oui, c’est bien aussi », a-t-il murmuré à ceux qui le questionnaient sur le sexe de l’enfant, sans parvenir complètement à cacher sa déception. Née en 1959 dans une famille de la classe moyenne, Laurence Barraqué, la narratrice, a grandi dans une société où, selon un récit ancré et jamais questionné, les filles étaient des êtres incomplets, amputés, des créatures de second plan. Enfant, sa sœur la surnommait « Groc » – pour « gros cul ». Adolescente, sa meilleure amie est morte d’anorexie, pour avoir trop voulu correspondre aux canons en vigueur. A seize ans, Laurence a pris le train seule pour avorter à Paris, deux ans seulement après le vote de la loi autorisant l’IVG. Toute sa vie, elle a intériorisé la honte comme une seconde peau.

C’est ce sexisme ordinaire, frontal ou insidieux, que dissèque et traque Camille Laurens jusque dans les recoins du langage. De la naissance à la cinquantaine, la romancière suit la construction de Laurence (son vrai prénom) du point de vue de son sexe, de son genre, démine les assignations et les injonctions. Alternant le « tu », le « je » et le « elle », brouillant les pistes entre roman et autofiction, elle fouille la glaise des souvenirs, creuse les non-dits jusqu’à exhumer un inceste recouvert d’une chape de silence. « Je la vois, dis-je. A travers le temps, je me reconnais en cette enfant comme dans un miroir, mais c’est à une autre que les choses arrivent, sinon je ne peux pas », écrit-elle avant de raconter ce qu’a fait subir à la petite fille l’oncle Félix, le frère de son grand-père, au milieu d’un parterre de salades. Longtemps, elle sentira la lame du couteau – le sexe de l’homme – appuyant contre son dos.

Composé de deux parties qui fonctionnent en miroir, le roman est scindé par le premier accouchement de la narratrice, mère d’un garçon mort à la naissance. Une fille, prénommée Alice, naîtra ensuite, ouvrant la voie à d’autres manières d’être et d’aimer, d’avoir un corps de femme. Sans fausse pudeur, Camille Laurens décrit précisément l’odeur du sang menstruel, une trace de sperme sur un manteau, la forme du placenta que le père médecin jette dans les toilettes comme pour évacuer d’un coup de chasse d’eau la douleur de la perte. Nouant l’intime et l’histoire collective dans un geste qui rappelle, à certains égards, les livres d’Annie Ernaux, elle accompagne sa narratrice vers une prise de conscience qui est aussi la nôtre.

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Fille de Camille Laurens, Gallimard, 2020. 240 pages, 19,50 euros.


Article publié dans le numéro de juin 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.