Le comte de Kergorlay nous reçoit rue du Faubourg-Saint-Honoré, dans un salon du très chic club parisien qu’il préside depuis 2009, le Cercle de l’Union interalliée. Il rentre de New York, où se tenait le gala de la French Heritage Society. Cette autre organisation qu’il préside, avec onze chapitres entre Paris et les Etats-Unis, fait appel aux généreux donateurs pour entretenir le patrimoine français de part et d’autre de l’Atlantique. Mais contre toute attente, au lieu de discuter du mécénat franco-américain auquel il a consacré une partie de sa carrière, le septuagénaire au profil de conservateur bon teint évoque d’abord une première vie passée en Asie. A mille lieux de ses origines patriciennes, de son château normand et des vieilles pierres.
Qui est Denis de Kergorlay ? Pour aller vite, disons un « ci-devant », comme on désignait les aristocrates déchus pendant la Révolution, puisque sa famille peut se targuer d’un millénaire d’accomplissements avec cet ancêtre présent à la bataille d’Hastings, en 1066, à l’issue de laquelle le duc de Normandie Guillaume le Conquérant devint roi d’Angleterre. Mais la question est piégée, compte tenu des multiples vies de ce personnage protéiforme. Seul repère : chacune de ses existences est marquée du sceau de l’Amérique, dont il cultive l’amitié et entretient la fascination. Au commencement, donc, était New York. Après des études de droit à l’université Panthéon-Assas et à Sciences Po, Denis de Kergorlay passe deux ans à Columbia, où il découvre un autre type d’enseignement, un monde moins corseté. En cette fin des années 1960, l’heure est au rejet des valeurs conservatrices.
« En France, j’étais heureux comme un oiseau en cage », se souvient-il. « Les Etats-Unis ont fait sortir l’oiseau de sa cage. » A la finance et aux affaires, le jeune rebelle, militant pacifiste et écologiste, préfère le lointain. Aussi décline-t-il l’offre de son père qui lui propose, une fois rentré en France, de prendre la gestion des terres familiales en Normandie. Et met le cap en 1976 sur Bangkok, où l’attend un poste d’attaché culturel à l’ambassade de France. Mais une carrière diplomatique ne l’intéresse pas plus. Alors que s’achève la guerre au Vietnam et que commence celle au Cambodge, il rejoint l’ONG française Médecins sans frontières et vient en aide aux réfugiés à travers le sud-est asiatique. Un temps employé à l’ambassade américaine, il délivre même des visas aux Vietnamiens candidats à l’exode.
Le décès de son père pousse Denis de Kergorlay à rentrer en France et à prendre la tête du domaine de Canisy : un immense château Renaissance entouré de 300 hectares de pelouses, de forêts et d’étangs, dans la famille depuis des siècles et situé entre le Mont-Saint-Michel et les plages du débarquement allié. « J’ai compris que mon devoir était là », dit-il de ce nouveau « turning point » dans sa vie. Secondé par une tante, infirmière endurcie par la guerre d’Indochine, le comte fait des lieux une maison d’hôtes, qui ouvre ses portes en 1978. Avec 18 suites, un havre entre la retraite et la résidence de luxe, ouvert aux amoureux de musique, d’art et de politique. La chanteuse américaine Joan Baez, rencontrée lors de la Marche pour la survie du Cambodge en 1980, y aura sa chambre pendant dix ans.
Une des « sept merveilles de la Manche »
En 1989, le chatelain épouse Marie-Christine de Percin, une avocate, et un nouveau chapitre commence pour le domaine. « Ma femme, plus réaliste que moi, m’a fait comprendre que j’étais le maillon d’une longue chaîne », explique Denis de Kergorlay. « Pour perdurer, le château devait être rendu à sa grandeur originale. Je devais planifier à long terme et me professionnaliser. » Suivront de longs travaux sous la direction d’un architecte des monuments historiques et une décoration soignée permettant concerts, symposiums et autres événements privés. L’Aspen Institute, réseau de think tanks consacré à la diplomatie culturelle, y tiendra plusieurs réunions. La demeure, qui servit de Q.G. au général Bradley pendant la bataille de Normandie, accueillera aussi des visiteurs américains à l’occasion du 50e anniversaire du débarquement, en 1994. « Ils sont toujours sentimentaux et ravis d’être reçus personnellement dans un château magnifiquement restauré. »
Dans l’exercice, le comte se prend de passion pour la protection des sites historiques. Ce sera sa troisième vie, après la trésorerie de Médecins sans frontières et la mairie de Canisy. « Chatelain malgré lui » et alors vice-président d’Europa Nostra, qui fédère les associations européennes de défense du patrimoine, il prend en 2008 la présidence de la French Heritage Society. La nonprofit américaine, dirigée par Elizabeth Stribling, fondatrice d’une maison de courtage à Manhattan, s’inscrit dans la lignée des grands mécènes que furent les Morgan, les Carnegie et les Rockefeller, à qui l’on doit notamment la résurrection de la cathédrale de Reims et du château de Versailles après la Première Guerre mondiale. Depuis sa fondation en 1982, la French Heritage Society a financé 670 projets de restauration : des châteaux privés, mais aussi des jardins, des abbayes, comme celle de Fontenay en Bourgogne, et des monuments publics, comme les Archives nationales et la Bibliothèque nationale de France à Paris. Après l’incendie de Notre-Dame en 2019, elle a collecté trois millions de dollars en 24 heures !
« Cet élan de générosité perdure », apprécie Denis de Kergorlay en égrenant les grands travaux de sa vie. « A Canisy, j’espère avoir fait une œuvre, quelque chose d’intérêt général. Je pense la continuer à la French Heritage Society, dont la vocation est de trouver des mécènes pour entretenir le patrimoine français. Au Cercle interallié, créé en 1917 par le maréchal Foch, je suis l’héritier et le passeur d’une tradition d’accueil, de rencontres entre responsables politiques, économiques, diplomatiques et militaires. Dans ma trajectoire cabossée, l’Amérique ne m’a jamais quitté. »
Article publié dans le numéro de janvier 2024 de France-Amérique. S’abonner au magazine.