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Françoise Sagan : escapade littéraire à Key West

En avril 1955, l’autrice de Bonjour tristesse interrompt sa tournée américaine pour aller passer deux semaines dans la maison de vacances de Tennessee Williams, où séjourne aussi Carson McCullers. A partir de cet épisode, la romancière et journaliste française Brigitte Kernel a bâti une fiction, Jours brûlants à Key West.
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© Thomas McAvoy/Time & Life Pictures/Getty Images

Quand elle arrive aux Etats-Unis pour la promotion de Bonjour tristesse, Françoise Sagan n’a que 19 ans. Qualifiée par l’écrivain François Mauriac de « charmant petit monstre », elle est précédée d’une réputation scandaleuse. Les mauvaises langues disent même qu’elle n’est pas la véritable autrice de ce premier roman phénomène qui raconte les amours libres d’une lycéenne en vacances sur la Côte d’Azur et sa complicité avec son père, « sur des sujets inabordables jusque-là entre parents et enfants ». Reçue aux Etats-Unis comme une star hollywoodienne, elle répond sans entrain et dans un anglais hésitant aux questions des journalistes, affronte la foule des lecteurs pour qui elle écrit mécaniquement la même dédicace mal traduite : With all my sympathies (« Avec toutes mes condoléances »). Alors qu’elle s’ennuie à périr, elle reçoit un télégramme de Tennessee Williams, qu’elle considère comme le plus grand poète américain depuis la mort de Walt Whitman. Quand le dramaturge l’invite à passer quelques jours dans sa maison de Key West, où il séjourne avec son compagnon, le comédien Frank Merlo, et la romancière Carson McCullers, Françoise Sagan saute dans un avion pour Miami et traverse la Floride en voiture, « songeant à Key Largo et autres films policiers ». Accompagnée de sa sœur Suzanne et d’un ami, elle s’installe à l’hôtel Key Wester, un établissement un peu terne, non loin de chez Tennessee Williams.

Trente ans plus tard, la romancière a raconté cet épisode dans Avec mon meilleur souvenir (1984), un récit autobiographique où l’on croise Billie Holiday, Orson Welles et Rudolf Noureev. Un chapitre est consacré à l’auteur d’Un tramway nommé Désir, avec qui Sagan a noué une amitié transatlantique qui a duré jusqu’à la mort du dramaturge en 1983. En quelques pages magnifiquement écrites, elle fait le portrait d’un homme gai et tendre, profondément bon, célébré par la critique autant qu’il est haï par les puritains. « Il avait en lui, comme Sartre, comme Giacometti, comme quelques autres hommes que j’ai connus trop peu », se souvient-elle, « il avait en lui une parfaite incapacité à nuire, à frapper, à être dur ». Durant deux semaines, l’écrivaine et ses proches vont vivre au rythme du trio formé par Tennessee Williams, Frank Merlo et Carson McCullers, vieille enfant triste de 38 ans aux « yeux bleus comme des flaques », abîmée par l’alcool et la maladie. « Je vis ces deux hommes, donc, s’occuper de cette femme », s’émeut Françoise Sagan, « la coucher, la lever, l’habiller, la distraire, la réchauffer, l’aimer, bref, lui donner tout ce que l’amitié, la compréhension, l’attention peuvent donner à quelqu’un qui est trop sensible, qui en a trop vu et qui en a trop extrait, qui en a trop écrit peut-être même pour le supporter, le subir encore un peu plus ».

Dans De vous à moi (2011), une collection posthume de textes inédits, Tennessee Williams donne sa version de ces quelques jours, précisant – est-ce par modestie ? – que Françoise Sagan est venue à Key West pour rencontrer Carson McCullers, invitée chez lui. « Il y avait dans ses jeunes yeux de la résolution et de l’humour, non du désarroi ou de la crainte », se souvient-il. « C’était le soir quand j’ai fait sa connaissance. Je m’étais demandé si, le lendemain matin, je la trouverais devant sa machine à écrire, en train de se colleter à un nouveau roman, avec une énergie compulsive. Eh bien, pas du tout. Le lendemain matin, elle est allée nager et prendre un bain de soleil, l’après-midi, nous sommes partis pêcher en haute mer et, le soir venu, elle s’est mise au volant de ma voiture de sport et l’a conduite si vite, avec un sourire si joyeux, que j’ai dû la mettre en garde contre la police de la route. »

© Léa Chassagne
© Léa Chassagne

Journées caniculaires en Floride

Que se sont réellement dits la jeune romancière française et deux des plus grands écrivains américains du XXe siècle ? Nul ne le saura jamais. Les souvenirs de Sagan, floutés par le passage des années, restent lapidaires, de même que ceux de Tennessee Williams, relatés dans un article pour Harper’s Bazaar en août 1956, dans le recueil De vous à moi et dans Une vie (2011), la biographie que lui a consacré Catherine Fruchon-Toussaint. A partir de ce manque, Brigitte Kernel, qui a connu l’écrivaine, a bâti une fiction, Jours brûlants à Key West (2018). Supposant que Frank Merlo, celui que l’histoire a oublié, se confie à une journaliste française à la veille de sa mort, elle restitue l’atmosphère de ces journées caniculaires où le gin coule à flots. Françoise Sagan, qui agace Carson McCullers autant qu’elle la séduit, y est dépeinte comme une jeune chatte sauvage au cerveau en perpétuelle ébullition, avide de comprendre le monde qui l’entoure, maladivement distraite et dépensière. Face à la petite Française dont l’œuvre était encore en devenir, il est évidemment vertigineux d’imaginer les deux grands écrivains travaillant face à face sur leurs machines à écrire Hermes Baby, le même modèle qu’utilisait Hemingway.

Après ces quelques jours devenus légendaires, Françoise Sagan reverra plusieurs fois Tennessee Williams. D’abord à New York, trois ans plus tard, d’où ils s’échappent en voiture pour aller rendre visite à Carson McCullers dans le Connecticut. A Rome, l’année suivante, où se trouvent aussi William Faulkner et Anna Magnani, puis de nouveau à New York, où Tennessee, séparé de Frank Merlo, est au désespoir. En 1971, répondant à une commande d’André Barsacq, directeur du théâtre de l’Atelier à Paris, elle choisit de retraduire en français la pièce Doux oiseau de jeunesse, travaillant d’arrache-pied tout un été pour être à la hauteur de l’original. Fidèle en amitié, Tennessee Williams, en dépit de ses problèmes d’argent, n’hésitera pas à venir à Paris pour assister à la première, chaperonné par l’actrice Maria Britneva, devenue baronne St. Just après son mariage avec un lord anglais. Comme le raconte Sagan dans Avec mon meilleur souvenir, le dramaturge, qui « riait comme un perdu » en assistant à sa propre pièce, s’est éclipsé à l’entracte, fuyant le Tout-Paris pour aller s’encanailler dans les rues de Montmartre. « Je te regrette, poète », conclut Sagan, « et je crains que ce regret ne dure encore bien longtemps ». Savait-elle, à 19 ans, qu’elle vivait à Key West l’un des moments les plus marquants de son existence ?


Avec mon meilleur souvenir
de Françoise Sagan, Gallimard, 1984.

De vous à moi : Inédits de Tennessee Williams, traduit de l’anglais par Martine Leroy-Battistelli, Editions Baker Street, 2011.

Tennessee Williams, une vie de Catherine Fruchon-Toussaint, Editions Baker Street, 2011.

Jours brûlants à Key West de Brigitte Kernel, Flammarion, 2018.


Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-AmériqueS’abonner au magazine.