France-Amérique : L’Alliance Française de New York, qui est à l’origine de FIAF, est née il y a 125 ans. Dans quel contexte a-t-elle vu le jour ?
Tatyana Franck : Le réseau des Alliances Françaises a été créé à la fin du XIXe siècle, après la défaite de la France dans la guerre de 1870, alors que le pays était ruiné et craignait que l’allemand ne devienne sa langue officielle. C’est dans ce contexte que des actions ont été lancées, à l’initiative d’esthètes et de mécènes, pour promouvoir la langue et la culture françaises. La première Alliance Française a été créée à Paris en 1883 et la communauté française des Etats-Unis s’en est inspirée en fondant des Alliances à travers le pays, dont celle de New York en 1898. En 1911 est née une deuxième institution, le Museum of French Art: French Institute of the United States, cette fois à l’initiative d’Américains francophiles qui souhaitaient promouvoir les arts, alors que l’Alliance Française se consacrait prioritairement à la langue française. C’est la fusion des deux, en 1971, qui a donné naissance à FIAF.
Cette double origine explique la singularité de FIAF, qui promeut à la fois la culture et la langue…
Absolument. Nous faisons partie d’un réseau de plus de 850 Alliances Françaises dans le monde [dont 106 aux Etats-Unis], mais nous avons cet ADN, cette histoire particulière et fascinante. En plongeant dans les archives de l’institution, j’ai par exemple découvert que Marcel Duchamp a été bibliothécaire du French Institute pendant quelques mois en 1915. Inaugurée en septembre 2023 à l’entrée de notre bibliothèque, la nouvelle installation artistique du collectif Plonk & Replonk – Bébert s’inspire avec humour de cet épisode.
Avant de prendre la direction de FIAF, vous étiez directrice du musée de l’Elysée à Lausanne, en Suisse, qui est spécialisé dans la photographie. Que représente pour vous le fait de diriger maintenant une institution culturelle française à New York ?
En tant que Française, Suisse et Belge, la francophonie est pour moi une seconde nature ! Plus sérieusement, ma volonté d’ouvrir FIAF au monde culturel francophone dans sa globalité vient de mon souhait de réunir tous les talents à New York. Nous sommes fiers d’avoir fait découvrir au public américain des univers aussi riches et importants que celui du plasticien sénégalais Omar Ba, dont nous avons exposé le travail l’année dernière, ou celui de l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou, qui fera bientôt l’objet d’une exposition [du 9 novembre 2023 au 30 mai 2024] et sera notre carte blanche lors du prochain Trophée des Arts Gala, le 15 novembre.
On taxe souvent la culture française aux Etats-Unis d’être trop élitiste, trop tournée vers le passé. Comment FIAF peut-il combattre ce cliché et rendre son offre plus accessible ?
Une de nos valeurs clés est d’être curieux et innovant. Notre mission est de montrer à la fois des artistes et des œuvres du répertoire classique ainsi que des découvertes. Nous avons aussi pour vocation d’être une institution pluridisciplinaire, qui promeut la danse, le théâtre, la musique, le cinéma, les arts visuels, la gastronomie, la mode et bien sûr la littérature. Notre bâtiment abrite une galerie d’art gratuite qui a par le passé exposé certains des artistes français les plus connus, tels que Cézanne, Rodin et Picasso. J’ai voulu que FIAF renoue avec cette riche histoire, qui a l’art dans son ADN, pour en faire un lieu de découverte et de partage de toute la richesse de la création artistique issue du monde francophone. Nous avons également une bibliothèque avec une des plus grandes collections de livres et périodiques en langue française du nord-est américain, ainsi qu’un théâtre de près de 400 places.
FIAF est également reconnu pour ses cours de français. Quel public visent-ils ?
Notre mission est d’enseigner le français de 1 à 101 ans, dans notre bâtiment de Manhattan et sur notre campus de Montclair, dans le New Jersey. De l’étudiant fraîchement arrivé à New York au francophile passionné de l’Upper West Side, qui est souvent plus calé sur notre histoire que les Français eux-mêmes, en passant par le créateur de start-up de Brooklyn, tous ces profils aussi divers que variés font la force du réseau de FIAF. Nous accueillons tous les publics, avec des formats allant de la crèche aux cours du soir.
A l’heure où on peut apprendre les langues sur son smartphone, est-ce important d’avoir une approche qui privilégie les interactions entre personnes ?
C’est indispensable, de même que l’on n’apprend pas une langue sans en connaître la culture. Ça fait partie de la philosophie de FIAF : associer l’enseignement du français langue étrangère à des événements culturels, que ce soient des films d’animation, des one-man-shows ou des performances musicales.
Comment finance-t-on un programme aussi vaste ?
Nous comptons énormément sur le soutien de mécènes, de donateurs et de membres, ainsi que sur les revenus de notre centre de langues. Nous organisons aussi des événements de levée de fonds, à commencer par notre gala annuel, en novembre, et un second gala au printemps, qui est axé sur l’art de vivre et a lieu au Bilboquet, le merveilleux restaurant français installé au rez-de-chaussée de notre bâtiment sur la 60e Rue Est.
Qu’est-ce qui motive les adhérents à venir ?
Construire des ponts. Au-delà du véritable amour de la France chez les Américains, je crois que c’est la qualité de notre offre, que ce soit pour des programmes pointus ou des événements plus populaires, comme les « Sunset Soirées » que nous avons lancées au Bain, le bar et discothèque situé au sommet de l’hôtel Standard, sur la High Line. En juin 2022, nous avons organisé la venue du rappeur français MC Solaar à Central Park pour la Fête de la musique. Le concert était gratuit, ouvert à tous et il a attiré 4 000 personnes. C’était exceptionnel ! C’est donc avant tout par la diversité de son offre que FIAF séduit le public américain et fait rayonner les milles facettes de la culture francophone. Notre public est avide de découvertes et de surprises. Quoi de mieux qu’un pont qui ouvre New York sur le monde francophone ?
Quels conseils donneriez-vous aux autres Alliances Françaises, qui n’ont pas forcément la chance d’être située dans une ville aussi animée et francophile que New York ?
Nous faisons partie du réseau des Alliances Françaises aux Etats-Unis et dans le monde, et nous échangeons régulièrement sur les bonnes pratiques. Etre au cœur de New York est une chance, mais c’est aussi une responsabilité : c’est une ville au public exigeant, toujours à la recherche de nouveauté. Je pense que c’est la capacité de FIAF de se réinventer et de s’ancrer dans un paysage culturel qui en fait un exemple de réussite.
Comment mesurez-vous votre succès ?
Il y a plusieurs éléments de mesure. La fréquentation de nos événements en est un, bien sûr. Quand la salle de spectacle est pleine et que les gens se lèvent à la fin pour applaudir, c’est un succès. Le nombre de personnes qui apprennent le français en est un autre. Nous avons près de 5 000 étudiants en ce moment : si nous arrivons à doubler ce chiffre, ce sera un autre succès. Le rêve, c’est de fidéliser un public dès la crèche, qui revient le samedi ou fait un camp d’été une fois adolescent, et qui ira ensuite voir nos films ou nos expositions tout au long de sa vie – et nous fera peut-être même un don ! Nous avons aujourd’hui près de 10 000 membres, et 110 000 personnes qui se rendent chaque année à FIAF.
Votre grand gala annuel, le 15 novembre, aura pour thème le château de Versailles, qui célèbre lui son 400e anniversaire. Vos deux institutions ont-elles des choses à apprendre l’une de l’autre ?
Evidemment, nous ne prétendons pas nous comparer à Versailles, qui est un chef-d’œuvre absolu, un joyau du patrimoine de la France et de l’humanité ! Mais ce que Versailles nous enseigne, c’est l’importance de l’histoire et le fait qu’une idée conçue pour marquer ses contemporains il y a 400 ans peut continuer de faire l’admiration du monde entier, génération après génération, jusqu’à aujourd’hui. A FIAF, nous inscrivons notre mission aux Etats-Unis dans la durée et qui sait, peut-être un jour fêterons-nous les 400 ans de FIAF ! Mais Versailles, c’est aussi et surtout une exigence que nous partageons : celle de l’excellence. Depuis 125 ans, FIAF s’efforce de proposer toujours plus de programmes, de s’ouvrir au plus grand nombre, afin de s’imposer comme un incontournable du paysage culturel new-yorkais. Nous souhaitons insuffler ce symbole d’excellence à travers notre gala et plus encore par notre programmation, pour inscrire FIAF dans une nouvelle ère.
Comment imaginez-vous le futur de FIAF, peut-être pas dans 400 ans, mais disons dans 125 ans ? Quels seront les défis ?
En 2148, j’imagine un FIAF à la pointe de ce que l’innovation technologique, l’intelligence artificielle ou la physique quantique auront permis pour faire progresser l’apprentissage des langues, avec un nombre d’adhérents en constante augmentation. Mais j’imagine aussi une permanence de FIAF dans un lieu où l’on fait partager le beau, l’art et la création contemporaine. Et, plus généralement, un lieu où nous continuerons de rire, de chanter, d’échanger et de se comprendre en français !
Entretien publié dans le numéro de novembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.