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Il y a 500 ans, la France arrivait en Amérique

C’est l’histoire de deux découvertes. Celle, en mars 1524, de la côte est américaine par un navigateur missionné par le roi François Ier pour trouver un passage vers la Chine. Et celle, il y a un peu plus de 75 ans, de cet épisode oublié de l’histoire transatlantique. Retour sur l’épopée de Jean de Verrazane, qui n’arriva jamais en Asie mais fut le premier Européen à explorer le site de la future ville de New York.
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Inauguré en 1964, le pont suspendu le plus long du continent américain porte le nom de Jean de Verrazane, le navigateur missionné par la France qui a le premier exploré la baie de New York. © Alan Band/Fox Photos/Getty Images

Un groupe de touristes ralentit le pas pour admirer les gratte-ciels de Manhattan qui s’élèvent au-dessus de la rivière. L’Hudson ? Non, la Charente ! Au détour d’une rue d’Angoulême, la capitale de la bande dessinée dans l’ouest de la France, une fresque de 33 mètres de haut transporte le visiteur par delà l’Atlantique. New York sur Charente, œuvre du dessinateur Nicolas de Crécy, est un clin d’œil aux liens qui unissent les deux villes. Des liens historiques qui remontent au temps où la Grosse Pomme s’appelait « Angoulême ».

Cette histoire commence au XVe siècle. L’époque est aux grandes découvertes et les couronnes européennes financent d’ambitieuses expéditions pour explorer les terres lointaines. Giovanni da Verrazzano est né dans ce contexte, aux alentours de 1485 : en Toscane selon les historiens italiens, à Lyon selon leurs collègues français. Homme d’affaires et marin expérimenté, il est désigné « pilote principal du roi de France », chargé de trouver une voie maritime vers « ces rives bénies du Cathay », comme on appelle alors la Chine. Le Portugais Fernand de Magellan a bien découvert un détroit permettant de contourner le périlleux cap Horn, à la pointe sud du continent américain, mais il doit exister un passage plus court !

En juin 1523, Jean de Verrazane (qui a francisé son nom) quitte le Havre avec quatre navires. Après une escale à Dieppe, sa caravelle se retrouve seule. La Dauphine longe d’abord les côtes espagnoles et portugaises jusqu’à l’île de Madère, d’où elle part le 17 janvier 1524, avant de mettre le cap à l’ouest. Après une tempête « telle que jamais marin n’en subit de pareille », écrira-t-il plus tard dans une lettre à François Ier, le navigateur aperçoit enfin la terre, le 7 mars 1524. A la différence de ses contemporains, Verrazane a conscience d’être arrivé non pas en Asie, mais sur une « terre nouvelle que nul antique ou moderne n’avait jamais vue ». En hommage à son commanditaire, il la baptise en latin Francesca. Puis Nova Gallia : « Nouvelle-France ».

Francesco Allegrini & Giuseppe Zocchi, Giovanni Pier Andrea di Bernardo da Verrazzano, 1767. © New York Public Library
Le voyage de Verrazane le long de la côte est américaine en 1524. Extrait de Lino S. Lipinsky, Giovanni da Verrazzano: The Discoverer of New York Bay, 1958

La Dauphine a jeté l’ancre en face de l’actuelle Caroline du Nord. Elle se dirige ensuite vers le sud, avant de faire demi-tour, craignant de se « fourvoyer parmi les Espagnols », qui ont posé le pied en Floride en 1513. (Il faudra attendre 1562 pour qu’une expédition française s’aventure dans la région.) Parvenu au niveau du cap Hatteras, Verrazane ne peut contenir son excitation  : « Du navire, nous apercevions la mer Orientale vers le nord-ouest. Cette mer est sans doute celle qui baigne l’extrémité de l’Inde, de la Chine et du Cathay. » Mais au lieu du fameux passage vers l’Asie, il a devant lui la baie de Pamlico, qui entre dans les terres. Une erreur qui ne sera corrigée sur les cartes qu’au XVIIe siècle. Pour l’heure, l’endroit est nommé « mer de Verrazane » !

La caravelle reprend sa mission vers le nord. Au fil du voyage, l’explorateur nomme les points de repère qu’il aperçoit depuis le bastingage et au cours de sept visites à terre. La carte dressée par son frère Jérôme en 1529 propose une surprenante toponymie de la côte est américaine : après le « cap de la Peur » (depuis anglicisé en Cape Fear), La Dauphine longe la « forêt de Lauriers » (la Caroline du Nord). Viennent ensuite la « terre de l’Annonciation » (la Virginie), l’« Arcadie » (le Maryland), le « cap d’Alençon » (Cape Henlopen), l’embouchure du « fleuve Vendôme » (la Delaware), la « côte de Lorraine » (le New Jersey), le « cap Bonnivet » (Cape May) et la « colline de Saint-Pol » (les Navesink Highlands).

La France arrive à New York

Le 17 avril 1524, La Dauphine s’engage dans un détroit et remonte une demi-lieue à l’intérieur des terres. Verrazane et ses cinquante hommes d’équipage normands découvrent alors un « fleuve impressionnant de majesté » et un « très beau lac » sur lequel « allaient et venaient sans cesse de tous côtés une trentaine de petites barques montées par une foule de gens passant des deux rives pour nous voir ». L’explorateur, le premier Européen à parcourir la région et à interagir avec les Algonquins, ajoute : « Les gens d’ici sont fort curieux et tout parés de plumes multicolores. » Dans son rapport à François Ier, comte d’Angoulême, il décrit un « endroit fort agréable en deçà de deux petites collines, au milieu desquelles coule une très grande rivière ».

Les « collines » en question ne sont autres que les reliefs de Brooklyn et de Staten Island. En hommage au roi de France, Verrazane baptise l’endroit « Angoulême ». Le « lac », autour duquel pousse aujourd’hui la ville de New York, prend le nom de « Sainte-Marguerite », du nom de la sœur aînée de François Ier. Mais le vent qui se lève oblige bientôt les marins à reprendre leur route vers le nord. Le moment est bref, mais historique. Pour Florent Gaillard, qui dirige les archives angoumoisines et a participé en 2019 à un documentaire sur le voyage de Verrazane, « le 17 avril 1524 unira à jamais New York et Angoulême ».

Lino S. Lipinsky, Verrazzano Landing in Staten Island in 1524, 1955. © Marine Museum of the City of New York

La Dauphine parvient ensuite à l’« île Louise » (Martha’s Vineyard), avant de faire relâche pendant deux semaines à « Refuge » (Newport). Verrazane ne tarit pas d’éloges sur la baie de Narragansett, « le pays le plus agréable et le plus favorable qui soit pour toute espèce de culture : blé, vin, huile », et les tribus « d’une grande amitié » qui habitent ses rives. Tout le contraire des hommes « cruels et vicieux » qu’il rencontre au-delà du « cap Pallavicino » (Cape Cod), dans le Maine : « Leur barbarie était telle que, malgré nos signaux, nous ne pûmes jamais entrer en relation avec eux. » Tout au long de son périple, Verrazane décrit avec intérêt les Amérindiens, leur apparence physique, leurs mœurs et leurs bijoux, comme ces pendants d’oreilles faits de « lamelles de cuivre ciselé, métal que ce peuple met à plus haut prix que l’or ».

L’expédition pousse jusqu’à la Nouvelle-Ecosse, mais Verrazane a cessé de prendre des notes. Il sait que les Anglais et les Portugais ont déjà visité la « terre aux Bretons » et la « terre Neuve ». La Dauphine rentre en France à la fin du printemps 1524 sans avoir trouvé de passage vers la Chine. Malgré cette défaite, l’explorateur emporte avec lui une carte et un « petit livre » contenant ses observations (deux documents malheureusement perdus). Dans un rapport adressé à François Ier, il décrit la côte américaine, ses reliefs et ses ressources naturelles sur 3 800 kilomètres entre la Floride et le Canada. Mais le roi, occupé par la guerre d’Italie, ne lira jamais sa missive. La première épopée française en Amérique du Nord est condamnée à l’oubli.

La redécouverte de Verrazane

Le regain d’intérêt pour le navigateur viendra de New York. En 1909, la ville fête le tricentenaire de sa « découverte » par l’Anglais Henry Hudson. Protestant que l’honneur revient en réalité à Verrazane, arrivé 85 ans avant le capitaine au service de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, la communauté italienne fait installer un buste de l’explorateur florentin au sud de Manhattan. Revanche sur l’histoire, l’œuvre de bronze surveillera l’embouchure de l’Hudson pendant plus de trente ans (avant d’être retirée pour permettre la construction d’un tunnel vers Brooklyn). Mais sur la plaque en italien, aucune mention n’est faite du rôle de la France.

« Nul explorateur du XVIe siècle n’est plus méconnu que Verrazane », avance l’historien Charles-André Julien, auteur en 1946 d’un ouvrage sur les Français en Amérique. Avant de fournir deux explications : le manque de sources fiables pour valider son récit et la mainmise des chercheurs anglo-américains sur le sujet. Par ailleurs, à la différence des Anglais et des Hollandais qui lui succéderont, « Verrazane ne cherchait pas à conquérir le Nouveau Monde », explique Michael Ryan, vice-président de la New York Historical Society. « S’il avait planté un drapeau sur l’île de Manhattan […] et en avait pris possession au nom de sa majesté François Ier, l’histoire aurait été différente. »

Mais celui qu’on tenait en son temps pour « un autre Amerigo Vespucci, un autre Fernand de Magellan, et même davantage » n’a laissé aucune trace de son passage et disparaît des mémoires. Il meurt en 1528, capturé par une tribu anthropophage des Antilles, et son voyage le long de la côte est américaine est vite éclipsé. Six ans plus tard, Jacques Cartier traverse à son tour l’Atlantique et revendique ce qui deviendra le Québec. Accaparé par ces nouveaux territoires riches en fourrures, auxquels s’ajoute bientôt la vallée du Mississippi, la France n’a que faire des observations géographiques de Verrazane.

Tout change en 1948. Cette année-là, « malgré le scepticisme de [s]es condisciples », l’historien français Jacques Habert soutient à Columbia une thèse sur Jean de Verrazane. « Des documents récemment découverts me permettaient de penser que nous tenions désormais assez de preuves pour authentifier les voyages de ce navigateur », expliquera-t-il plus tard dans un entretien avec France-Amérique. Et pour cause : à la Morgan Library de New York, il a exhumé une copie du rapport de l’explorateur, envoyée à un banquier romain et acquise en 1911 par le financier et collectionneur J.P. Morgan.

Une révolution dans l’histoire transatlantique

La thèse en question est publiée en 1949 sous un titre volontairement provocateur : When New York Was Called Angoulême. Le professeur au Lycée Français de New York, ancien officier des Forces françaises libres, soutient que « Verrazzano et ses compagnons français méritent d’être connus pour ce qu’ils sont : les premiers hommes blancs à entrer dans le port de New York et les découvreurs de la plus grande partie de la côte atlantique des Etats-Unis ». Florent Gaillard se souvient avoir assisté, enfant, à une de ses conférences : « J’étais très jeune, mais j’ai compris que cet homme avait révolutionné l’histoire transatlantique. »

L’ouvrage de Jacques Habert, décrit par le New York Times comme un « livre de combat », crée l’événement. La New York Historical Society, qui affirmait jusque-là que Verrazane n’avait jamais existé, n’a plus de choix que de reconnaître ses erreurs. « Eh bien, nous pouvons maintenant baisser les armes », admet son président. « Tous les doutes sur le fait que Giovanni da Verrazzano fut le premier à entrer dans le port de New York ont été dissipés. » Dès lors, Jacques Habert – qui sera aussi directeur de France-Amérique et sénateur des Français de l’étranger – n’aura de cesse de réhabiliter l’épopée de La Dauphine dans les mémoires.

Le Comité central des sociétés françaises de New York commence par installer une plaque sur le quai de la French Line à l’occasion du 425e anniversaire du voyage de Verrazane. En 1951, une campagne soutenue par France-Amérique permet de baptiser le nouveau ferry de Staten Island en l’honneur du navigateur. Et l’année suivante, son buste reprend sa place dans Battery Park. La nouvelle plaque, rédigée en anglais par Jacques Habert, replace la France au cœur de la première exploration de la baie de New York. Le jour de l’inauguration, le maire d’Angoulême serre la main de son homologue new-yorkais, qui s’autoproclame pour l’occasion « maire d’Angoulême, U.S.A. » L’image des deux hommes sera publiée en une de notre publication.

Le maire d’Angoulême Roger Baudrin et son homologue new-yorkais, Vincent Impellitteri, lors de l’inauguration du nouveau monument en hommage à Verrazane, le 29 novembre 1952. © France-Amérique
Le monument en hommage à Verrazane dans Battery Park, au sud de Manhattan. © Anthony Angel/Library of Congress

La France et les Etats-Unis ont « tout à gagner à mieux se souvenir de cet explorateur », affirme Jacques Habert dans France-Amérique. Pour l’historien, peu importe que Verrazane ait ramené en France un indigène de huit ans, capturé dans le Maryland. « Contrairement à [Christophe] Colomb, Verrazane et les Français s’efforcèrent d’établir des contacts amicaux avec les autochtones », écrit-il, insistant sur l’humanisme de « cet esprit universel, européen avant la lettre, qui poursuivit des desseins qui dépassaient les cadres nationaux ». Sa campagne portera ses fruits. Le 17 avril 1954, les Etats de la côte est instaurent Verrazzano Day et célèbrent cet anniversaire à grand renfort de plaques et de discours en français, en italien et en anglais.

Sous le pont Verrazzano coule l’Hudson

L’année 1959 marque une nouvelle victoire pour la reconnaissance de Verrazane aux Etats-Unis. Sous l’impulsion de France-Amérique et du journal italo-américain Il Progresso, le pont monumental alors en construction à l’entrée de la baie supérieure de New York, entre Brooklyn et Staten Island, reçoit le nom du navigateur florentin missionné par François Ier. France-Amérique s’en réjouit : « La statue de la Liberté, don du peuple français au peuple américain, ne sera plus le premier monument du Nouveau Monde accueillant les voyageurs d’Europe sur ces côtes que la France fut la première à explorer. »

Des galets choisis sur la plage de Dieppe seront encastrés dans l’un des piliers du pont. L’Italie, elle, fera don d’une pierre du château toscan de la famille Verrazane. Le 21 novembre 1964, en présence de Jacques Habert (nommé « parrain du pont Verrazzano » par le New York Daily News) et des maires de New York, de Dieppe, du Havre et d’Angoulême, le « portail géant de l’Amérique » est enfin inauguré. Des voitures Renault, un cortège de modèles Caravelle et Dauphine bleues, blanches et rouges battant pavillon français et américain, sont les premières à traverser le pont. Henri Bonnet, ancien ambassadeur de France aux Etats-Unis et président du Comité français Jean de Verrazane, promet que « cette redécouverte ne fera que renforcer l’amitié franco-américaine, qu’aucun nuage ne saurait sérieusement obscurcir ».

Dès 1956, le maire d’Angoulême fait renommer « place New-York » le cours qui mène à l’ancien château des comtes angoumoisins. Au fil des conférences de Jacques Habert en France, l’explorateur aura aussi droit à une statue à Dieppe, une place et un collège à Lyon, un square près de Paris et un rond-point au Havre. Florent Gaillard a depuis pris le relais. « L’année 2024 sera placée sous le signe de Verrazane », promet-il. En marge des commémorations du 80e anniversaire du débarquement de Normandie, Angoulême prévoit un nombre de conférences, expositions et commémorations pour célébrer le marin et 500 ans d’aventures entre nos deux pays. Bientôt, assure l’historien, une plaque installée sur la place New-York « ancrera dans la pierre le passé commun qui unit la nouvelle et l’ancienne Angoulême » !

Un autre lien entre Angoulême et New York

Au collège Anatole France d’Angoulême, le documentaliste Damien Renon entretient lui aussi la mémoire de Jean de Verrazane. « Pendant mes années au Lycée Français de New York, j’ai découvert l’histoire de l’autre Angoulême, ainsi que son lien avec le lycée et Jacques Habert », explique-t-il. « J’ai décidé, très modestement, de reprendre le flambeau. » Avec ses élèves, ainsi qu’une trentaine de classes du Grand Angoulême et de New York, il a organisé un concours d’affiches pour réunir les deux villes et rendre hommage à l’explorateur arrivé en Amérique en 1524. « Ces commémorations rappellent que la relation transatlantique est multi-centenaire et toujours aussi forte. »