Une France submergée par des hordes de populations arabes et africaines : c’est l’image du pays que veulent donner les extrémistes de droite, adeptes du grand remplacement. Selon cette théorie raciste née à la fin du XIXe siècle avant d’être exhumée par l’écrivain Renaud Camus, « les populations européennes, blanches et chrétiennes [sont] menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane ». Fomenté par les « élites mondialisées », ce grand remplacement aurait pour objectif un changement de civilisation.
Eric Zemmour, candidat à la présidentielle de 2022 et nouveau chantre du courant nationaliste pur et dur, n’y va pas par quatre chemins. Pour lui, la France sera « un pays à moitié islamique » en 2050 et une « république islamique » en 2100. Rien que cela. L’immigration a-t-elle donc pris une ampleur telle qu’elle met en péril l’identité socio-culturelle de la France ? Quel crédit apporter aux éructations des nationalistes de droite ?
Il convient d’abord de s’entendre sur les mots. Selon la définition de l’ONU, un « migrant » international est un individu qui réside dans un pays différent de son pays de naissance, et ce, quelle que soit sa nationalité. S’il est un « immigrant » dans son pays de résidence, il est un « émigrant » du point de vue de son pays de naissance. Parallèlement, est considéré comme « étranger » celui qui ne détient pas la nationalité du pays dans lequel il réside, qu’il y soit né ou non.
La définition française est quelque peu différente. Par le mot « immigré », on désigne un individu né hors de France avec une autre nationalité que la nationalité française et venu s’installer en France pour un an au moins. Autrement dit, un immigré est un individu né étranger à l’étranger. Ce qui signifie que les rapatriés des anciennes colonies, de l’Algérie en premier lieu, ne font pas partie du décompte.
6,8 millions d’immigrés en France
En 2020, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), la France comptait 6,8 millions d’immigrés au regard de la définition française, soit 10,2 % de la population totale du pays. Sur ce nombre, 2,5 millions, soit 36 % d’entre eux, avaient acquis la nationalité française. À la même date, 1,7 million de personnes résidant en France étaient nées de nationalité française à l’étranger. A quoi il faut ajouter les migrants illégaux, entre 300 000 et 600 000 selon les évaluations.
Sur les 6,8 millions d’immigrés vivant (légalement) en France en 2020, 47,5 % étaient nés en Afrique, 32,2 % en Europe et 14 % en Asie. Les pays fournissant les plus gros contingents étant l’Algérie (12,7 %), le Maroc (12 %), le Portugal (8,6 %), la Tunisie (4,5 %), la Turquie (3,6 %) et l’Espagne (3,5 %). En somme, près de la moitié des immigrés en France proviennent du bassin méditerranéen.
Une comparaison avec les pays voisins s’impose. Si on prend la définition de l’ONU, avec 12,8 % d’immigrants en 2019, la France se classait au seizième rang dans l’Europe des 28 (Royaume-Uni compris, donc). Soit à peu près dans la moyenne européenne (12 %) et un peu devant l’Italie (10,4 %), mais derrière le Royaume-Uni (13,7 %), l’Espagne (14 %) et l’Allemagne (16,1 %). Sans compter le duché de Luxembourg, où près de la moitié (47,3 % exactement) de la population était immigrée à cette date.
Aurait-t-on assisté à une explosion de l’immigration en France au cours des dernières années ? Toujours selon l’Insee, la population immigrée en France est passée de 5 % de la population totale en 1946 à 7,4 % en 1975 pour aboutir aux 10,2 % actuels. Beaucoup d’immigrés acquérant la nationalité française, la proportion d’étrangers vivant en France a sensiblement moins augmenté, passant de 6,5 % en 1975 à 7,6 % en 2020.
Les statistiques montrent donc bien une progression régulière des arrivées en France. Il est vrai également que le pourcentage des personnes originaires du Maghreb et d’Afrique subsaharienne (44 %) a plus que doublé depuis les années 1970-1980 (20 %).
Une immigration ancienne et modérée
Ce qui caractérise la France, par comparaison avec d’autres nations européennes, c’est l’ancienneté de son immigration, massive au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 2017, 15,1 % de la population française était composée de personnes nées en France d’un ou de deux parents nés à l’étranger. C’est deux fois plus qu’en Allemagne (7,7 %). Et lorsqu’on additionne les immigrés et leurs enfants, pour la plupart français, on arrive à un quart de la population totale.
Mais on est loin, bien loin, du « grand remplacement » apocalyptique annoncé à grands cris par les nationalistes. Comparé à la situation des pays voisins, le flux migratoire actuel est modéré. En 2019, le solde migratoire de la France, c’est-à-dire la balance entre les arrivées et les départs, était de 140 000. Soit 0,002 % de la population ! Pour une bonne part, la croissance de l’immigration est le fait des mariages mixtes, des demandes d’asile et de l’accueil d’étudiants étrangers.
Toutes les études sérieuses montrent par ailleurs que les migrants installés dans le pays adoptent rapidement les codes des « Français de souche », qu’il s’agisse des comportements matrimoniaux ou des pratiques cultuelles. Ainsi, une majorité des musulmans établis en France ne pratiquent pas ou que de très loin la religion de leurs aïeux. Malgré cela, une partie grandissante de la population française perçoit l’immigration, arabo-musulmane en particulier, comme une menace. Les attentats islamistes – dont la France est loin d’être la seule cible – contribuant à alimenter la psychose.
La xénophobie, une tradition nationale
Rien de nouveau, à dire vrai, dans le pays de Charles Maurras et de Jean-Marie Le Pen. Régulièrement, depuis la fin du XIXe siècle, les périodes de crise, de récession ou d’incertitude économique s’accompagnent de poussées xénophobes. Dans les années 1880, on faisait la chasse aux Italiens auxquels on reprochait de « former une nation dans la nation ». Cinquante ans plus tard, l’extrême droite se déchaînait contre ceux qu’elle qualifiait d’« indésirables » : Arméniens, Russes blancs, juifs allemands et, surtout, les centaines de milliers de Polonais et d’Italiens appelés à reconstruire le pays après l’hémorragie démographique de la Première Guerre mondiale.
Plus près de nous, après le choc pétrolier de 1973, le pouvoir français, alors entre les mains du président Valéry Giscard d’Estaing, fermait les frontières à l’immigration et tentait de renvoyer chez eux les dizaines de milliers de travailleurs maghrébins établis dans l’Hexagone depuis la fin la Seconde Guerre mondiale.
Une fois encore, la France n’est pas une exception en Europe. D’un bout à l’autre de ce continent, on trouve la même hostilité à l’égard des immigrants et des étrangers plus généralement. Ce que traduisent les scores électoraux des partis nationalistes et xénophobes, de la Finlande à l’Autriche en passant par les Pays-Bas et la Hongrie. Un peu partout, on rend les immigrants responsables de l’insécurité. Ils sont perçus comme une menace pour les emplois et une charge pour les systèmes de santé et de protection sociale.
Autant de préjugés qui reposent sur une vision erronée de la réalité. Beaucoup d’immigrés occupent des emplois dont ne veulent pas les locaux, qu’il s’agisse du bâtiment, des services à domicile, de la conduite de véhicules ou des métiers du gardiennage. Le phénomène touche aussi les professions les plus qualifiées. On l’oublie souvent, mais plus de 40 % des migrants économiques sont diplômés de l’enseignement supérieur. Les hôpitaux français ne pourraient fonctionner sans l’apport des médecins maghrébins et est-européens.
Une population souvent négligée
Qu’en est-il du lien entre immigration et délinquance, évoqué ad nauseam par l’extrême droite ? Selon les chiffres du ministère français de la Justice, la population étrangère est en effet surreprésentée dans les « condamnations pour crimes » : 15 %, soit deux fois plus que sa part dans la population totale. Rien de très étonnant pour les sociologues : la délinquance des immigrés est avant tout une délinquance des pauvres, fortement liée aux conditions de vie dans les zones d’habitat populaire. Une délinquance classique, pourrait-on dire.
En vérité, tout le problème vient de l’échec des politiques publiques d’intégration. Au fil des décennies, les immigrés et leurs descendants ont été amenés à s’entasser dans des zones défavorisées. D’un bout à l’autre de la France, à la périphérie des villes, on trouve des quartiers où la proportion d’étrangers nés hors de l’Europe dépasse 50 %. Des quartiers où s’additionnent les problèmes : chômage, incivilités, drogue, trafics et violences en tout genre. Des quartiers mal desservis par les transports en commun, où les services publics sont souvent défaillants et où la police peine à exercer sa mission. On parle de « territoires hors de la République ».
Ces « zones de non-droit » ne représentent qu’une infime partie du pays, mais leur seule existence contribue à façonner l’opinion (et donc le vote) d’une part importante des Français en faveur de partis dont la xénophobie est le fonds de commerce. En 1985, la couverture du très droitiste Figaro Magazine montrait une Marianne voilée accompagnée de ce titre : « Serons-nous encore français dans 30 ans ? » Nous sommes en 2022 et la France est toujours française. Pour le meilleur comme pour le pire.
Article publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.