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Beata Umubyeyi Mairesse : en mémoire du « pays coupé »

Née en 1979 à Butare, au Rwanda, la romancière et poète est arrivée en France en 1994 après avoir survécu au génocide des Tutsi. Autrice de recueils de nouvelles remarqués, elle a publié en 2019 son premier roman, Tous tes enfants dispersés, salué par le Prix des cinq continents de la Francophonie et récemment traduit en anglais. Par la voix de trois personnages qui tentent de renouer le dialogue, elle met au jour les conséquences du traumatisme sur plusieurs générations.
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© Fabien Cottereau

C’est d’abord un fragment de récit, l’esquisse d’une confession presque aussitôt interrompue par la béance qui sépare une mère et sa fille. Après trois ans d’absence, Blanche, jeune femme franco-rwandaise, rentre au pays pour voir sa mère, Immaculata. La fille a fui le génocide, a fait des études et rencontré un homme qu’elle aime. La mère, restée à Butare, a vu son fils Bosco partir au combat et a failli mourir, enfermée pendant cent jours dans une cave grouillante de cafards.

A l’ombre des jacarandas, enveloppée par la fumée d’une cigarette partagée, Immaculata tente de raconter les tueurs qui partaient chaque matin faire leur travail et rentraient le soir se reposer. « Comment se fait-il que vous ayez ignoré l’extermination qui se préparait ? », questionne imprudemment Blanche, refermant à jamais la brèche qui s’est entrouverte. Il faudra des années et la naissance de Stokely, le fils de Blanche, pour qu’un fragile dialogue se tisse à nouveau entre les générations, entre celle qui a vécu le génocide rwandais et celle qui porte la culpabilité d’être partie.

Alternant les points de vue de Blanche, d’Immaculata et de Stokely, comme si les trois personnages étaient séparés par des murs étanches, Beata Umubyeyi Mairesse juxtapose trois récits, trois visions du monde. Blanche s’adresse muettement à Immaculata, qu’elle appelle « Mama », pour tenter de rattraper le temps perdu, la questionner sur ses origines et sur son père français. Immaculata parle à Bosco, fils né d’une première union avec un Rwandais, revenu de la guerre et traumatisé au point de se tirer une balle dans la tête. Stokely, dont le prénom rend hommage au militant des Black Panthers Stokely Carmichael, est au carrefour de plusieurs mémoires et héritages, dont celui de la négritude, transmis par son père.

A travers le destin d’une famille dispersée et divisée par les violences politiques, Beata Umubyeyi Mairesse traverse l’histoire du Rwanda depuis la colonisation belge, rappelle l’exil des Tutsi suite aux pogroms et discriminations ethniques perpétrées dès l’indépendance en 1962 et appuie sur la responsabilité de la France dans le génocide qui fit près de 800 000 morts. On devine derrière tous les personnages la matière autobiographique transfigurée par la fiction, peut-être la seule possibilité pour l’autrice de reprendre langue avec son « pays coupé ».

Beata-Umubyeyi-Mairesse-Tous-tes-enfants-disperses-Autrement

Tous tes enfants dispersés de Beata Umubyeyi Mairesse, Autrement, 2019. 256 pages, 18 euros.


Article publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.