Shakespeare & Company : un monument de la culture littéraire américaine à Paris

« Il se peut que je disparaisse en laissant derrière moi peu de biens matériels — quelques vieilles chaussettes et autant de lettres d’amour, et mes fenêtres donnant sur Notre-Dame dont vous profiterez tous, sans oublier ma petite boutique de chiffonnier. » Ainsi parlait George Whitman, dont la « petite boutique de chiffonnier » n’est autre que Shakespeare & Company : monument de la culture littéraire, inamovible refuge pour aspirants écrivains et leurs homologues établis. Cette institution totémique du XXe siècle a connu une histoire fascinante, traversé la guerre, accueilli nombre d’artistes excentriques, et porté une utopie toute bohème. Tenant moins de la librairie que du bastion d’une communauté culturelle, elle représente, depuis près d’un siècle, un mythe pour les autochtones comme pour les voyageurs de passage à Paris.

Actuellement située rue de la Bûcherie, ses fenêtres n’ont pas toujours donné sur Notre-Dame. A l’origine, en 1919, Sylvia Beach, une Américaine expatriée, installa Shakespeare & Company rue Dupuytren dans le 6e arrondissement. A cette époque, celle des Années Folles, Paris rayonnait d’un éclat permettant aux artistes de s’épanouir, accouchant de courants artistiques nouveaux, tels que le Surréalisme et le Dadaïsme. Dans ce contexte, la librairie gagne en notoriété, et devient le havre des expatriés, artistes et écrivains vivant à Paris. Ayant déménagé rue de l’Odéon — toujours dans le 6e arrondissement — pour des locaux plus vastes, Sylvia Beach entra dans l’histoire en publiant un ouvrage sulfureux de 1000 pages, écrit par un auteur irlandais confidentiel, un certain James Joyce. L’ouvrage, Ulysse, fort de son érudition et porté par un style révolutionnaire, connut un succès immédiat.

La librairie devint le point de rendez-vous prisé de nombre d’auteurs anglo-américains, parmi lesquels Francis Scott Fitzgerald, Ezra Pound et Djuna Barnes. Ce groupe — connu sous le nom de Génération Perdue — organisait régulièrement des lectures dans la librairie et a contribué collectivement à définir l’identité littéraire de l’époque.

Comme beaucoup d’entreprises parisiennes, Shakespeare & Company fut touchée par la Grande Dépression des années 1930, mais réussit à survivre grâce au soutien d’amis prospères et influents. Cependant, les portes de la librairie fermèrent en 1941 durant l’Occupation nazie. Selon la légende, Sylvia Beach — farouche opposante au régime hitlérien–refusa de vendre un exemplaire de Finnegans Wake de James Joyce à un officier SS qui, pour se venger, menaça de réduire en cendres la boutique. Que cette légende soit authentique ou non, Beach fut emprisonnée six mois. Bien que libérée symboliquement par Ernest Hemingway en 1944, la librairie de la rue de l’Odéon ne rouvrit jamais ses portes.

« Une atmosphère électrique inoubliable »

Pour autant, l’histoire ne s’arrête pas là. En 1951, un voyageur américain, un certain George Whitman créa Le Mistral — une librairie qui se donna pour mission de perpétuer les traditions instituées par Beach plus de trente ans auparavant. Le Mistral devint le point de ralliement d’une nouvelle génération d’écrivains expatriés vivant à Paris — ceux de la Beat Generation. Des auteurs tels que Allen Ginsberg et William Burroughs allaient organiser débats et lectures au Mistral, comme l’avaient fait avant eux ceux de la Génération Perdue chez Shakespeare & Company. Sylvia Beach vécut à Paris jusqu’à sa mort en 1962, et deux ans plus tard, en hommage, George Whitman rebaptisa sa librairie Shakespeare & Company.

George était connu pour son caractère joyeusement excentrique. Il ne quittait que très rarement sa librairie et les visiteurs le trouvaient souvent assis sur un petit banc à côté de l’entrée, lisant ou conversant avec ses hôtes, souvent affublé de tenues bariolées et les cheveux en bataille — qu’il avait l’habitude de couper en les allumant à la flamme d’une bougie, technique dont il fit la démonstration dans un documentaire intitulé Portrait d’une librairie en Vieil Homme (2005).

L’excentricité de George se manifestait aussi par une extrême gentillesse ; depuis que l’actuelle Shakespeare & Company a ouvert ses portes, elle a hébergé environ 30 000 voyageurs, dormant entre les rayonnages de la librairie. Ses invités sont affectueusement qualifiés de Tumbleweeds — ces chardons tournoyants qui « se laissent porter par le vent au petit bonheur la chance », comme les décrivait George. Cette tradition a perduré jusqu’à aujourd’hui et n’importe qui peut aspirer au grade de virevoltant ; seule compensation : le candidat doit lire un livre par jour, aider quelques heures dans la boutique et rédiger une page autobiographique.

En 2002, George a confié la gestion de la librairie à sa fille Sylvia Whitman, affectueusement baptisée en hommage à la fondatrice de la librairie Shakespeare & Company originale. Sylvia est demeurée fidèle aux traditions ancestrales de la librairie ; le lieu continue d’accueillir, lors d’événements nocturnes gratuits, de jeunes écrivains en devenir, mais aussi des auteurs reconnus comme Zadi Smith, Carol Ann Duffy ou Will Self. Le public est invité dans la librairie et, une fois les lectures terminées, les inévitables séances de questions-réponses avec les auteurs se poursuivent autour d’un verre de vin. Pendant les mois d’été, l’assistance déborde souvent dans la rue, créant une atmosphère électrique inoubliable, les conversations littéraires animées se prolongeant tard dans la nuit.

Représentations théâtrales et concerts live sont régulièrement organisés par des talents du cru ou des Tumbleweeds de passage. L’hiver, la foule se masse dans la librairie parmi les milliers d’ouvrages pour écouter concerts acoustiques ou assister à des pièces du répertoire classique comme Hamlet ou Beaucoup de bruit pour rien ; l’été, des scènes éphémères sont installées devant la librairie, à même le trottoir.

En 2010, Shakespeare & Company a lancé le Paris Literary Prize — un évènement biennal récompensant des courts romans (novellas). Des auteurs qui n’ont pas encore eu la chance d’être publiés sont invités à soumettre leur manuscrit dans l’espoir de remporter un prix doté de 10 000 euros. Les deux premiers lauréats, les jeunes Rosa Rankin-Gee et C.E Smith, auteurs de The Last Kings of Sark et Body Electric, ont tous deux été publiés depuis par des éditeurs et leurs œuvres aussi largement qu’unanimement saluées.

George avait toujours rêvé d’ouvrir un café-librairie à côté de Shakespeare & Company. Il avait imaginé un refuge littéraire où les clients pourraient lire, bavarder et déguster sa fameuse tarte au citron maison. Malheureusement, George a disparu en 2011 avant d’avoir vu son rêve se réaliser. A sa mémoire, Sylvia et son équipe ont ouvert cet établissement en 2015. Ses larges fenêtres donnent sur Notre-Dame et le square Saint-Julien-Le-Pauvre. Il accueille la clientèle à l’intérieur et en terrasse, et au printemps et en été, les clients peuvent profiter du soleil parisien et d’un large éventail de délicieux cocktails et autres mets de choix. L’établissement propose même de la tarte au citron inspirée de la propre recette de George !

Ceux qui ont eu la chance de passer du temps à Shakespeare & Company — que ce soit comme client, employé ou Tumbleweed — évoquent cette légendaire librairie une lueur rêveuse dans les yeux. Et cela n’a rien d’étonnant. Incontestablement, l’endroit a quelque chose de magique. En franchissant ses portes pour arpenter le dédale de ses rayons, avant de gravir le vieil escalier branlant vers la salle de lecture aux antiques fenêtres avec vue sur les quais de la Seine, on se sent transporté en d’autres temps et d’autres lieux. Et d’une certaine manière, cela n’a rien d’une illusion. Chaque centimètre carré du lieu témoigne de l’esprit novateur du Shakespeare & Company fondé en 1919. Fidèle gardienne du temple, Sylvia Whitman n’en réussit pas moins à diriger cette librairie avec élégance, tout en imaginant de nouvelles expériences résolument tournées vers l’avenir.


Article publié dans le numéro de juillet 2016 de France-Amérique.

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