Le premier savant fut envoyé en Californie pour observer le passage de Vénus. La communauté scientifique était alors en effervescence : ce passage, qui n’arrive que deux fois par siècle, allait-il permettre d’en savoir plus sur les dimensions du système solaire ? C’est ainsi que l’abbé Jean-Baptiste Chappe d’Auteroche arriva en juin 1769 à San José del Cabo, en Basse Californie, alors que venait tout juste de s’y installer une mission. Las, une épidémie y faisait rage, qui devait emporter le malheureux. Ses observations furent rapportées par les survivants avec les dessins du peintre de l’expédition, Alexandre Jean-Noël.
Une seconde expédition, restée elle dans l’histoire, jeta l’ancre en 1796 en baie de Monterey, où elle demeura dix jours : celle conduite par le comte Jean-François de La Pérouse, avec, à bord de ses deux navires, une exceptionnelle brochette de savants, astronomes, médecins, ingénieurs et artistes, pour un voyage autour du monde, commandé par Louis XVI. L’expédition devait périr tragiquement sur les côtes des Nouvelles-Hébrides, mais les notes envoyées un peu plus tôt en France (par la Sibérie !) montrent qu’en quelques jours fut collectée une masse considérable d’informations sur la région, les Indiens, le fonctionnement des missions. Les Français, en repartant, laissèrent aux pères espagnols des pieds de pommes de terre, transportés depuis le Chili – les premières pommes de terre californiennes – ainsi qu’un petit moulin à grains. Puis vinrent les pirates, les marchands et les chasseurs de baleines, dont les récits enthousiastes, colportés jusqu’en Europe, contribuèrent à établir la réputation de cette terre presque vierge encore, parée de toutes les vertus.
Savants, pirates et marchands
Les marchands et armateurs français, durement touchés par les tumultes de la Révolution puis de l’Empire, cherchaient de nouveaux marchés à conquérir, et c’est ainsi que de véritables missions exploratrices furent organisées depuis Bordeaux et Saint-Malo : Camille de Roquefeuil, à bord de son Bordelais, en octobre 1816, puis en août 1817 à Yerba Buena, futur San Francisco, et surtout le malouin Auguste-Bertrand Silly, qui, en 1827, explora toute la côte en compagnie du savant Paoli-Emilio Botta.
Ces missions d’exploration « officielles » finirent par inquiéter les autorités californiennes. Faiblement peuplée, idéalement placée pour devenir une plaque tournante du commerce avec l’Orient, aux richesses naturelles apparemment inépuisables, la Californie avait tout pour attiser les convoitises, d’autant que la faiblesse et l’instabilité de son régime en faisaient une proie facile. La mission du capitaine Abel du Petit-Thouars, en 1836, était certes scientifique, mais son vaisseau, la Vénus, était un bâtiment de guerre venu également « protéger les intérêts des baleiniers français ». Ses explorations des alentours de San Francisco et de Monterey parurent aux Californiens aller bien au-delà de leur objet supposé, tout comme celle, entre 1837 et 1839, du capitaine Laplace, à bord de la frégate Artémise sur toute la côte, de Fort Ross à Monterey.
A peine était-il parti qu’arriva une nouvelle mission, toujours aussi scientifique, dirigée par Duflot de Mofras, rencontrant tour à tour tous les personnages importants de la région et n’adressant ses courriers qu’au seul ministre des Affaires étrangères. Les moins suspicieux des Californios (les Californiens d’origine espagnole) commencèrent à lui trouver de plus en plus des airs de conquérant. Mexicains, Américains, Anglais commencèrent à s’agiter. « Nul doute que la France intrigue pour se rendre maîtresse de la Californie », écrivit en juillet 1841 le général Vallejo au gouverneur Alvarado. Il est vrai que la situation, alors, était des plus confuses et que se succédaient intrigues et complots, sous l’œil intéressé des puissances étrangères…
Des Californios indépendants
En 1836, les Californios, excédés par la tutelle de Mexico, avaient repris leur indépendance : 75 d’entre eux, sous la direction d’un jeune homme de 27 ans, Alvarado, et aidés par un parti d’Américains rassemblés par Isaac Graham, un distillateur d’alcool frelaté venu du Tennessee, avaient suffi à cette révolution. Mais depuis, les Californios de Los Angeles et de San Diego intriguaient. Alvarado tentait de composer avec Mexico. Graham, qui s’estimait trahi, menaçait de renverser le nouveau gouverneur, tant et si bien que ce dernier, avec l’aide du général Vallejo, arrêta tous les étrangers, Anglais et Américains, autour de Monterey, et les expédia au Mexique par bateau, les fers aux pieds. A peine les prisonniers partis, la corvette Danaïde, capitaine Joseph de Rosamel, jeta l’ancre sur la plage de Monterey et tourna ses canons vers la ville, en exigeant la libération immédiate des prisonniers français.
Quelle force opposer à un vaisseau de guerre ? Alvarado s’était prudemment enfui, et les quelques officiels restés en poste eurent toutes les peines du monde à convaincre le bouillant Rosamel qu’aucun Français ne faisait partie du convoi de prisonniers. Mais un Américain présent, le capitaine Phelps, devait plus tard écrire que « si un seul Français s’était trouvé parmi les prisonniers, le drapeau de cette nation aurait flotté sur la Californie en lieu et place de la bannière étoilée ». Et le général Vallejo se serait encore plus inquiété s’il avait eu connaissance des rapports de Duflot de Mofras, qui pressait son gouvernement d’oser intervenir : « La Californie appartiendra à la nation qui enverra un navire de guerre et deux cents hommes… » Mais il fallait se hâter, insistait le consul Louis Gasquet, dès son installation à Monterey, en 1845 : la situation évoluait très vite, les Américains se faisaient plus pressants, qui commençaient à s’installer, sans grand égard pour les autorités en place, incapables de s’opposer à leur invasion.
Le rattachement aux Etats-Unis
Thomas O. Larkin, riche marchand du Massachusetts installé à Monterey depuis 1832, nommé consul, s’était vu confier par le secrétaire d’Etat la mission « d’éveiller chez les habitants de la Californie cet amour de la liberté et de l’indépendance si naturel au continent américain ». Un certain John Bidwell, réunissant autour de lui 47 émigrants, trois trappeurs, onze missionnaires catholiques, un pasteur méthodiste, deux touristes, quinze femmes et enfants, s’était lancé en mai 1841 à travers la Prairie, pour six mois d’un terrible voyage qui allait marquer les esprits : quelque chose s’amorçait là, qui pouvait tout emporter, si l’on n’y prenait garde. En 1843, plus de 800 personnes déjà, encouragées par la réussite de Bidwell, avaient atteint la vallée de la Willamette, par l’Oregon Trail.
Mais il n’était pas trop tard encore, insistait Gasquet : la présence française était assez forte et les relations assez cordiales avec les Californios pour faire front et intervenir avec succès. Peine perdue : en 1846, l’Américain (d’origine française) John Frémont, chargé officiellement par son gouvernement d’une mission topographique, et guidé par Kit Carson, fomenta une rébellion que l’on devait appeler la révolution du drapeau de l’Ours.
Le 7 juillet, le commodore Sloat, commandant la flotte américaine du Pacifique, pénétra dans la baie de Monterey et, hissant la bannière étoilée, décréta l’annexion de la Californie aux Etats-Unis. « Vous nous avez devancés de quinze jours », reconnut, beau joueur, l’amiral Seymour, arrivé sur ses talons avec la flotte anglaise, qui accepta le fait accompli. Gasquet, tentant le tout pour le tout, refusa de reconnaître les autorités nouvelles et demeura 51 jours prisonnier de fait dans son consulat, en nourrissant l’espoir que la flotte française, prenant prétexte de cet incident diplomatique, pourrait intervenir. Mais nul ne vint à son secours : pour tous il était clair que l’histoire de la Californie, désormais, serait américaine.
Adapté de Quand la Californie était française de Michel Le Bris, Le Pré aux Clercs, 1999.
Article publié dans le numéro de février 2013 de France-Amérique. S’abonner au magazine.