Portrait

Laure Murat, une perspective franco-américaine

Historienne et professeure de littérature à UCLA, installée à Los Angeles depuis seize ans, Laure Murat travaille sur l’histoire de la psychiatrie et de la littérature. Elle a notamment consacré un ouvrage à Adrienne Monnier et Sylvia Beach, fondatrice de la mythique librairie parisienne Shakespeare and Company. Ses deux derniers livres, Une révolution sexuelle ? et Qui annule quoi ?, sont des réflexions sur #MeToo et la cancel culture, des phénomènes qu’elle observe du point de vue franco-américain.
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© Philippe Matsas

Depuis qu’elle enseigne à UCLA, Laure Murat a deux vies : une à Los Angeles, durant l’année universitaire, et une autre en France, où elle revient chaque printemps, pour quatre mois. Un rythme auquel elle n’a dérogé qu’une fois pour prendre une année sabbatique, perturbée par la pandémie: « J’ai passé un an et demi en France. Je suis rentrée à Los Angeles en janvier 2021 et depuis, je reprends mes allers et retours », raconte-t-elle tout en essayant, en anglais et sans succès, de faire taire sa petite chienne qui aboie dans la pièce voisine. Comme elle l’a écrit dans Ceci n’est pas une ville (2016), un essai littéraire sur sa ville d’adoption, Laure Murat se sent parfaitement bien à Los Angeles, où elle a emménagé en 2006. Alors que de nombreux intellectuels européens préfèrent New York, elle nourrit une « passion inamovible » pour cette cité qu’elle décrit comme plastique, insaisissable et s’articulant à l’écriture : « Depuis la pandémie beaucoup de choses ont changé, de nombreux restaurants ont fermé, c’est triste. Mais l’idée d’horizontalité et d’infini, le fait qu’il y ait toujours une perspective, reste identique. »

Qu’elle écrive sur Los Angeles, sur l’histoire de la psychiatrie (La maison du docteur Blanche, 2001 ; L’homme qui se prenait pour Napoléon, 2011) ou sur l’affaire Weinstein et le mouvement Me Too (Une révolution sexuelle ?, 2018), Laure Murat fait des livres pour comprendre. Pour poser des questions et introduire de la complexité, avec une façon singulière d’interroger les évidences, de ne rien considérer comme acquis. Depuis cinq ans, l’historienne et professeure de littérature est régulièrement invitée à intervenir dans les médias français sur des questions politiques et culturelles franco-américaines : « Je suis française, j’ai vécu trente-neuf ans en France et j’enseigne depuis seize ans dans une université américaine, sur ces fameux campus américains dont on nous rebat les oreilles en France. J’essaie d’avoir un regard un peu différent de la doxa dominante. »

Dans Qui annule quoi ?, paru au mois de janvier dans le contexte abrasif de la pré-campagne présidentielle française, elle tente, avec la prudence qui la caractérise, d’éclaircir les enjeux de la cancel culture, un phénomène venu des Etats-Unis que les gardiens de l’universalisme accusent d’envahir les universités françaises. « En général quand le personnel politique se crispe sur une question, c’est qu’elle demande à être réinterrogée », analyse-t-elle. « L’universalisme et la façon dont on le conçoit est au cœur de la majorité des problèmes qu’on a en France et je m’en attriste. C’est une sorte de paravent dans une société où les inégalités perdurent d’une façon inquiétante, où le racisme et les discriminations sont tous les jours présents. Tous ces débats, la cancel culture, le soi-disant wokisme, l’appropriation culturelle, sont des tentatives de changer de paradigme qui s’accompagnent d’un nombre effarant d’excès que je condamne le plus fermement possible, mais il y a dans ce magma une inquiétude de la jeunesse, une inquiétude populaire, une inquiétude universaliste précisément, auxquelles les sociétés ne répondent pas. »

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Laure Murat à la fin des années 1980 : elle a eu son bac et travaille comme critique pour Beaux-Arts Magazine. © Archives personnelles
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Laure Murat dans son bureau à UCLA en 2006, sa première année à Los Angeles. © Archives personnelles
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Laure Murat dans le parc national de Joshua Tree, en Californie, en 2007. © Archives personnelles

La crise des banlieues vue depuis Princeton

Pour trouver l’origine de ces réflexions, il faut remonter à 2005 et à l’invitation de l’Institute for Advanced Study, à l’université de Princeton, où elle a écrit sa thèse sur la notion de troisième sexe (La loi du genre: Une histoire culturelle du « troisième sexe ») : « C’est aussi l’année des émeutes en France, ça a été un premier choc, toujours dans cet esprit universaliste français, de voir à quel point elles étaient lues et décryptées différemment aux Etats-Unis. » L’année suivante, elle obtient un poste à UCLA alors que l’université française, très hiérarchisée, la boude : « Personne ne voulait de moi, c’est évident ! J’ai fait une thèse dans des conditions un peu particulières et j’ai toujours détesté l’école et les savoirs institués. J’ai eu mon bac de justesse et je n’ai pas fait d’études. »

A 18 ans, elle commence à travailler dans une revue d’art, devient critique, puis est invitée à donner des cours à l’Ecole des beaux-arts et découvre qu’elle adore enseigner. Sur les conseils d’une amie, la sociologue et femme politique féministe Françoise Gaspard, elle passe le diplôme de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, qui s’accommode des parcours atypiques comme le sien. « Avant, j’avais déjà publié deux livres, La maison du docteur Blanche et Passage de l’Odéon [sur les libraires et éditrices Adrienne Monnier et Sylvia Beach et la vie littéraire du Paris de l’entre-deux-guerres]. Je suis un professeur qui n’a jamais suivi un cours de sa vie. J’ai bien mon doctorat et ma thèse – je vous jure ! – mais je ne suis pas passée par la voie normale. C’est un parcours bizarre tout à fait déplaisant pour l’université française. Ma faute majeure, c’était d’avoir publié des livres avant d’avoir passé ma thèse, alors qu’aux Etats-Unis, c’était un avantage énorme. »

Autodidacte, Laure Murat se définit comme « systématique » et « obsessionnelle » lorsqu’elle plonge dans les archives, selon une méthode « bancale » qui n’appartient qu’à elle : « Je veux être saisie par la poétique de l’archive d’abord. De tempérament, je suis beaucoup plus littéraire qu’historienne. Tout passe par le son, l’oreille, la façon dont les choses résonnent. » A la rentrée, elle publiera un livre sur Marcel Proust, qu’elle enseigne avec bonheur à ses étudiants, pour raconter ce que l’auteur d’Un amour de Swann a changé dans sa vie. Parmi ses projets au long cours figurent un ouvrage, auquel elle travaille depuis quinze ans, sur les femmes devenues folles à l’ombre des grands hommes (Zelda Fitzgerald, Adèle Hugo ou encore la sœur de Tennessee Williams) et une biographie de la féministe française Monique Wittig, qui a passé la moitié de sa vie aux Etats-Unis.

Mais celui auquel elle tient le plus, provisoirement intitulé My Way, s’origine dans sa traversée des Etats-Unis, en 2017, en ne passant que par des lieux qui portent des noms de villes étrangères, de Venice (Californie/Italie) à Babylon (New York/Irak) en passant par Paris (Texas/France), Memphis (Tennessee/Egypte) et Berlin (New Jersey/Allemagne) : « Avec cet itinéraire à travers un pays qui rend hommage à d’autres pays, je réfléchis à l’idée du remake qui est, s’il y en a une, l’essence de la culture américaine. C’est différent de la parodie ou de la copie. Ici, avec des naïvetés, des maladresses ou des excès, on réinvente le monde. »

 

Article publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.