Sur la route U.S. 127 dans l’Etat du Michigan, la ferme Uncle John’s a acquis une bonne réputation. Le dernier week-end d’octobre, 200 000 curieux se pressaient à ses portes pour goûter son cidre et visiter ses dizaines d’hectares de vergers. Le propriétaire, Mike Beck, se présente comme le « roi du cidre ». Sa famille travaille dans la pomme depuis cinq générations. Mais aucun de ses ancêtres n’a été témoin de l’engouement soudain pour ce breuvage fait à partir de pommes fermentées.
Entre 2010 et 2018, les ventes de cidre de l’entreprise ont été multipliées par six, passant de 10 000 à 60 000 caisses annuelles. Ancien président de l’association nationale des producteurs de cidre, Mike Beck s’étonne de ce regain d’intérêt : « Avant je connaissais les noms de tous les producteurs, j’avais même une liste ! A présent, nous sommes plus de 820 au niveau national et 87 rien que dans le Michigan, un nombre qui grossit tous les mois ! » La consommation de cidre enregistre la plus forte croissance parmi les alcools du pays : plus de 13 millions de caisses de cidre ont été vendues dans les magasins américains, d’après les chiffres de la CiderCon 2019, la conférence annuelle des producteurs de cidre.
Le cidre, boisson des premiers colons
Du cidre en Amérique… Serait-ce une hérésie au pays de la bière et du bourbon ? En fait, il s’agirait plutôt d’un retour aux sources. Du temps des colonies, le cidre régnait sur les tables des premiers colons, méfiants à l’égard de l’eau souvent impure de l’époque. La légende veut que le président John Adams en ait bu une chope quotidienne au petit-déjeuner, comme potion de longévité… L’homme a vécu jusqu’à 90 ans, une performance pour l’époque. « Le cidre était très populaire entre le XVIe et le XVIIIe siècle », confirme Dale Brown, fondateur du site CyderMarket.com, qui rassemble une communauté de vétérans de l’armée américaine basée à Alexandria, en Virginie, et reconvertis dans la promotion et la vente de cidre. « Sa consommation a pâti de l’immigration allemande et sa bière et, des années plus tard, de la Prohibition. » La boisson des ancêtres disparaît alors des tables américaines… jusqu’à récemment.
« Le consommateur américain rêve de terroir », estime Mike Beck. La tendance slow food et locavore – un mouvement consistant à se nourrir sainement de produits locaux – séduit les Américains, de plus en plus portés vers les petits producteurs de leur région. Les clients d’Uncle John’s voient aussi un avantage au cidre : il est sans gluten, une habitude alimentaire réunissant de plus en plus d’adeptes dans le pays. Le « jus de pommes fermenté », tel qu’on appelait autrefois le cidre, attire surtout les jeunes (80 % des consommateurs ont moins de 40 ans) et le public féminin (50 % de buveuses, contre à peine 30 % pour la bière). Les publicitaires n’ont pas tardé à exploiter l’idée d’une boisson idéale pour l’apéritif, moins forte en alcool, meilleure pour la santé, plus digeste avec le même côté festif des bulles.
Les géants de la bière parient sur le cidre
A l’approche de l’été, les campagnes de publicité pour le cidre (à la télévision, dans les magazines, sur les panneaux publicitaires) monopolisent l’espace : Michelob Ultra Light Cider, Johnny Appleseed, Crispin Cider, Angry Orchard… Le point commun de ces marques ? Elles appartiennent toutes aux propriétaires de marques de bière : Anheuser-Bush, MillerCoors ou encore Boston Beer Company. La petite dernière, Smith & Forge (de MillerCoors) cible cette année les hommes, avec des publicités représentant des personnages virils et souriants, avec des moustaches et une canette de cidre à la main. Même le Néerlandais Heineken connaît un beau succès avec sa marque dérivée de cidre : Strongbow. Sa stratégie : le cidre se boit… on the rocks, avec de la glace. Impensable en France, l’argument marketing est imparable outre-Atlantique où la boisson de l’été doit être servie glacée.
Comme pour le vin, la qualité d’un cidre se juge à son terroir et à ses variétés de fruits. Traditionnellement, un bon cidre doit être élaboré à partir de pommes spéciales, surnommées spitters, du verbe spit, cracher. « Ce terme général désigne les variétés à haute teneur en tannins », explique Gregory Peck, professeur à l’université Virginia Tech. « Les tannins sont désagréables si vous mordez dans la pomme, mais ils ajoutent un goût plaisant et long en bouche au cidre. » En France et en Angleterre, ces variétés de pommes sont courantes. Mais aux Etats-Unis, la variété a disparu en même temps que le cidre, au milieu du XIXe siècle. Depuis, les variétés cultivées pour le cidre américain sont les mêmes que celles destinées à la consommation : de grosses pommes au parfum prononcé, dites « à dessert ».
« Malheureusement, de nombreuses cidreries font avec ces pommes-là car elles n’ont pas le choix. C’est ce qui pousse ici », déplore Mike Beck, qui encourage ses confrères du Michigan à se convertir aux spitters. De nombreux producteurs aspirent à utiliser ces variétés importées d’Europe dans les années 1970 pour faire monter leur cidre en gamme, mais ils se heurtent aux prix prohibitifs. « Les spitters sont rares et coûtent plus cher à produire », explique Gregory Peck. Pour combler ce manque, de plus en plus de cidreries décident de planter des variétés de spitters dans leur verger.
Les partisans de la pomme américaine
Benjamin Crow, lui, n’a pas sauté le pas. Ce jeune homme à la barbe fournie vient de racheter la ferme où il travaille depuis huit ans pour la transformer en terroir bio. Défenseur du cidre de son comté, il n’utilisera pas de spitters : « Les clients aiment les produits locaux, je souhaite poursuivre cette tradition avec des variétés qui étaient déjà dans le domaine. » Dans le Michigan, les producteurs ont désormais le choix entre une trentaine de variétés locales. Les pommes à dessert que Benjamin utilise donnent un cidre sec, peu sucré mais qui laisse en bouche une odeur d’automne, de pommes goûteuses et fraîchement pressées.
Mike Beck, lui, utilise des variétés de spitters qu’il a importées et produit désormais sur le sol américain, les Bedan françaises, et des anglaises comme les Porters’ Perfection. « Je n’en produis pas encore assez pour faire un cidre composé à 100 % de spitters, alors je tente des essais de mixage avec d’autres variétés américaines », précise-t-il. L’alliance des variétés européennes et américaines offre un jus au goût de pomme prononcé mais encore minéral. Malgré l’enthousiasme des producteurs pour les spitters, l’investissement est coûteux et un pommier a besoin de trois à cinq ans pour donner sa première récolte. Les pommes à dessert ont encore un bel avenir dans le cidre aux Etats-Unis.
Il n’est de toute façon pas question de copier la tradition française ou anglaise. Car chaque fabricant teste ses variétés, mélange, et fait vieillir à sa façon. Côté packaging, certains préfèrent les canettes, plus vendeuses, et n’hésitent pas à ajouter des parfums de fruits (myrtilles, fruits rouges, orange) et des additifs pour relever la boisson. Tandis que d’autres ne jurent que par les bouteilles de verre et le bio. A chacun sa méthode pour (ré)inventer le cidre made in America.
Par Yona Helaoua et Nastasia Peteuil