La rumeur circulait depuis quelques mois déjà, mais l’annonce, début septembre, a eu l’effet pour les initiés d’un tremblement de terre. La surprise tient du métier des nouveaux partenaires. Le chic continental dans le lit du cinéma grand public ! Quel rapport entre François-Henri Pinault, le géant français qui contrôle une douzaine de marques de mode, de maroquinerie et de joaillerie, mais aussi une maison de ventes, une maison d’édition, une compagnie de croisières, un grand musée parisien, un club de foot, deux magazines et plusieurs domaines viticoles en France et en Californie, et Creative Artists Agency (CAA), l’agence des plus grandes vedettes hollywoodiennes ? A priori, aucun.
D’un côté, la famille Pinault, son groupe Kering et son fonds d’investissement Artémis, qui a signé l’acquisition de CAA. Chez eux, l’opulence est une vocation. A 16 ans, François Pinault quitte le lycée, entre dans la scierie familiale et prospère dans le négoce de bois, avant de se tourner vers l’art et le luxe. Il réussira en moins d’un demi-siècle à avaler puis fédérer un portefeuille de maisons aussi illustres que Saint Laurent, Alexander McQueen, Bottega Veneta, Boucheron, Gucci et Balenciaga. En prenant sa succession et en renforçant l’ascension fulgurante du groupe à l’étranger, son fils François-Henri semblait suivre ses traces.
De l’autre, CAA, fondée à Los Angeles en 1975, avec des bureaux dans le monde entier. Forte de 2 000 salariés et 1,7 milliard de dollars de chiffre d’affaires (contre 47 000 salariés et 20,3 milliards d’euros pour Kering), la boutique s’est développée sur le créneau de la représentation des stars. Figurent dans son carnet d’adresses les acteurs Brad Pitt, Cameron Diaz, George Clooney, Jessica Biel, Kate Winslet, Leonardo DiCaprio, Natalie Portman, Reese Witherspoon et Zac Efron, les réalisateurs Steven Spielberg et Ava DuVernay et les chanteurs Justin Bieber, Bob Dylan, Beyoncé, Britney Spears et Selena Gomez. Sans oublier les grands noms du basket, du soccer, du baseball et du football américain. Le génie de l’agence ? La mise en relation. De A à Z, elle est en mesure de proposer une chaîne de talents capable de faire un succès.
L’attrait d’Hollywood
Alors pourquoi associer ces deux entreprises ? A la différence de son père, collectionneur fasciné par l’art contemporain, acquéreur de Christie’s et fondateur à Paris du musée de la Bourse de commerce, François-Henri Pinault ne jure que par le cinéma, qu’il entend soutenir sans pour autant chercher à le contrôler. (Il a d’ailleurs lancé avec le Festival de Cannes le programme Women in Motion, qui encourage les femmes dans le milieu, et vit depuis 2009 avec l’actrice et productrice Salma Hayek.) « Investisseur stratégique » via Artémis, il s’abstiendra de toute ingérence au sein de CAA et maintiendra aux commandes de l’agence son leadership américain : Bryan Lourd, Kevin Huvane et Richard Lovett.
Pour l’heure, il faut sans doute chercher la clé de l’acquisition de CAA dans le potentiel extraordinaire des stars et des célébrités. Pour accompagner l’explosion de la croissance des marchés de la production cinématographique, de la musique et du sport, l’agence cherchait un actionnaire de référence pour remplacer le fonds américain TPG Capital. Justement, François-Henri Pinault croit aux synergies entre mode, luxe et divertissement. Racheter la participation de TPG, évaluée à 7 milliards de dollars, doit lui permettre de transformer les stars hollywoodiennes en ambassadeurs de ses marques.
La recette fonctionne : sa femme, Salma Hayek, justement représentée par CAA, ne défend-t-elle pas déjà les couleurs de Gucci et de Balenciaga sur les tapis rouges ? Comme Catherine Deneuve l’avait fait naguère pour Yves Saint Laurent, des dizaines de vedettes sont aujourd’hui les égéries de grandes marques de luxe, comme les acteurs américains Austin Butler et Rami Malek pour YSL, Robert Pattinson pour Dior, le Franco-Américain Timothée Chalamet pour Chanel ou les Américaines Kendall Jenner pour L’Oréal Paris, Jenna Ortega pour Dior et Zendaya pour Lancôme et Louis Vuitton. Sans oublier le musicien et producteur Pharrell Williams, récemment nommé directeur artistique de Vuitton hommes.
Le luxe investit le monde de l’art
A l’instar de Gwyneth Paltrow, fondatrice de la marque de lifestyle Goop, ou de Brad Pitt, qui possède un château en Provence, un vignoble, un studio d’enregistrement, une gamme de cosmétiques et une marque de gin made in France, les célébrités sont de plus en plus nombreuses à commercialiser leur image et à lancer leur propre ligne de soins, de vêtements ou d’alcool. A première vue, donc, le rachat de CAA par la famille Pinault est une affaire sûre. Et comparé aux actifs de la cagnotte familiale, estimés à près de 40 milliards d’euros (Artémis détient notamment 29 % de Puma, 42 % de Kering et 100 % de Christie’s et de Courrèges), l’acquisition d’une agence artistique n’a rien d’incongru. Par ailleurs, Hollywood, a toujours fasciné les Français. Jérôme Seydoux, alors propriétaire des cinémas Pathé, rêvait de racheter les studios Metro-Goldwyn-Mayer dans les années 1990. Plus récemment, la firme audiovisuelle parisienne Mediawan, à qui on doit la série Dix pour cent, a pris le contrôle de Plan B Entertainment, la société de production de Brad Pitt à l’origine des Infiltrés, de Twelve Years a Slave et de Moonlight.
Reste la portée symbolique de l’opération. A l’heure où le moindre logo exerce une fascination sur le public, reprendre la maîtrise de marques malmenées par le Far West des réseaux sociaux est une bonne façon de contrer les influenceurs et leurs innombrables followers qui font – et parfois défont – le succès d’un produit. Faut-il pour autant transformer la crème d’Hollywood en hommes et femmes-sandwichs ? En renforçant encore le poids des divas, des top-modèles devenus acteurs puis égéries, le mariage de François-Henri Pinault et CAA efface la frontière entre luxe et divertissement. Le cinéma, comme la mode ou la joaillerie, a toujours défendu ses racines artistiques. Désormais intégré dans des stratégies marketing qui jouent sur le pouvoir de fascination des stars, l’art est devenu un argument commercial mettant les créatifs au service d’une industrie. A quand un film conçu et produit par la famille Pinault ? Un Barbie sur Boucheron ou Gucci ?
Article publié dans le numéro de décembre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.