Qui ne connaît pas Le Petit Prince ? L’ouvrage d’Antoine de Saint-Exupéry, publié en 1943 et édité à 150 millions d’exemplaires, est le titre le plus traduit au monde, après la Bible et le Coran. En avril dernier, il était traduit dans une 300e langue, le hassanya, un dialecte du Sahara occidental. Derrière ce succès littéraire se cache un auteur en exil, à l’image de son protagoniste.
Arrivé à New York en 1940, dans l’espoir d’y jouer un rôle au sein de la Résistance, Saint-Exupéry esquisse les aventures du Petit Prince sur une nappe au cours d’un dîner au restaurant avec son éditeur, à Manhattan. Il complètera son livre à Long Island. Le Petit Prince paraît à New York en 1943, chez Reynal & Hitchcock. Immédiatement salué par la critique américaine – il ne sera publié en France que trois ans plus tard – il est imprimé à 30 000 exemplaires.
Soixante-quatorze ans après sa parution, Le Petit Prince est l’un des titres les plus populaires à la Librairie des Enfants, située dans l’Upper East Side, à New York. L’établissement dirigé par deux Français – Lynda Ouhenia, la propriétaire, et Matthieu Eveillard, le libraire – a ouvert ses portes au début de l’année 2017, pour répondre à la demande d’ouvrages jeunesses en français des parents français expatriés et des écoles bilingues.
Située dans un ancien restaurant dont il ne reste que la hotte, perchée au-dessus de la caisse, la librairie accueille un fonds de bibliothèque accessible sur abonnement. Au mur, des fresques illustrent les classiques de la littérature jeunesse française : Le Chat botté, Bécassine, Le Corbeau et le Renard. Assis autour d’une table, les enfants tournent des pages, touchent, emboîtent, tirent des languettes. « Ces livres interactifs sont une spécificité française », indique Matthieu Eveillard. « Avec eux, les enfants découvrent les formes et les éléments, apprivoisent leurs émotions et se familiarisent avec les sonorités de la langue française. »
Des succès de librairie
En dehors des cercles francophones, à quoi tient l’engouement américain pour la littérature jeunesse made in France ? « A sa qualité », répond Alix de Cazotte, chargée de mission au Bureau du Livre des services culturels de l’ambassade de France à New York. L’engouement est relatif cependant. Aux Etats-Unis, rappelle-t-elle, l’ensemble des traductions ne représente que 3 % des nouveautés. Mais bonne surprise : parmi ces 3 %, le français occupe la première place. On y trouve des romans, des essais, des livres scientifiques mais surtout, en bonne position, des ouvrages jeunesse. Chaque année, le Bureau recense une trentaine de parutions traduites et distribuées en anglais aux Etats-Unis.
Parmi les publications récentes, citons les livres interactifs d’Hervé Tullet. Depuis sa sortie en 2010, son album Press Here, un livre-jeu traduit dans 42 langues, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde et a été maintes fois salué. L’ouvrage figure dans la liste des bestsellers du New York Times. Devant ce succès, l’auteur a quitté Paris en 2016 pour venir s’installer à Harlem, avec sa femme journaliste et leur fille cadette.
Autre succès, Dans mon petit cœur, un monologue poétique du cœur d’une enfant écrit par Jo Witek et illustré par Christine Roussey. Distribué aux Etats-Unis depuis 2014, le livre s’est vendu à plus de 250 000 copies. « A côté de ces succès commerciaux, le livre pour enfant français trouve sa place dans des réseaux indépendants », poursuit Alix de Cazotte. A Brooklyn, la maison d’édition Enchanted Lion est un moteur de cette filière. Elle publie le Breton Olivier Tallec, l’un des illustrateurs stars de la maison Gallimard Jeunesse dont la saga Rita et Machin a déjà été adaptée en dessin animé au Japon. La Lyonnaise Marine Rivoal et Marc Boutavant, un Français représenté à New York par l’agence d’illustrateurs Heart Agency, y sont aussi publiés.
L’éditrice de la maison, Claudia Bedrick, revendique dans une interview donnée au prestigieux Harvard Magazine l’« excellence graphique dans le domaine du livre illustré » de la France. Enchanted Lion va jusqu’à proposer sur son site de faire une recherche de créateurs par « pays d’origine ». Toujours à Brooklyn, l’éditeur américain Archipelago Books vient de publier en anglais Ma vallée, le chef-d’œuvre de Claude Ponti. Deux autres maisons d’édition américaines, Abrams à Manhattan et Chronicle Books à San Francisco, se partagent le marché des auteurs français populaires.
La réalité n’est ni rose, ni bleue
Que cherchent au juste les maisons d’édition américaines en France ? De l’audace ! Depuis les années 1930, des classiques de la littérature jeunesse française figurent en tête de gondole des librairies. C’est le cas de Babar de Jean de Brunhoff, le premier auteur à mêler texte et images grand format et à distiller, sous forme de fable, les préoccupations sociales de son auteur. Derrière les péripéties de l’éléphant, la saga illustre « la vision coloniale complaisante des bourgeois français avant la guerre », rappelle Adam Gopnik, ancien correspondant du New Yorker à Paris. Fable philosophique, Le Petit Prince a aussi apporté en son temps une poésie inédite dans les contes pour enfants.
De fait, la littérature jeunesse française n’a rien d’enfantin ! On y aborde, souvent avec ironie, les sujets qui fâchent : la violence, la mort, le deuil, le divorce, la noirceur du monde. « J’ai été confronté très tôt à la réalité noire des adultes », affirme Claude Ponti, l’un des plus prolifiques auteurs de la littérature jeunesse. « Je pense qu’il faut parler pour de bon aux enfants de la réalité, qui n’est ni rose, ni bleue. »
Un avis partagé par Tomi Ungerer, auteur à succès des Trois Brigands. Celui qui a connu l’occupation nazie en France évoque dans Otto la déportation et la violence, sous la forme d’une autobiographie d’un ours en peluche. « Si le monde est immonde, si l’humanité est inhumaine », affirme l’auteur, « autant le faire savoir pour tirer des conséquences et développer la motivation nécessaire à combattre l’injustice et la violence. » Et ce dès le plus jeune âge.
« Il faut traumatiser les enfants », clame Tomi Ungerer, un poil provocateur. Adulé aux Etats-Unis comme dessinateur jeunesse dans les années 1950, l’artiste sera proscrit pour avoir publié des dessins érotiques et des caricatures politiques dans les années 1960. Introuvables pendant plus de trente ans aux Etats-Unis, ses ouvrages sont depuis peu réédités en anglais avec succès par Phaidon Press.
Décalages et mésententes culturelles
Cette liberté de ton et cette gravité françaises posent parfois problème aux éditeurs américains. « Aux Etats-Unis, le marché est dicté par les besoins des écoles », explique Alix de Cazotte, ce qui explique qu’il soit policé, limité par le politiquement correct.
« Les parents américains veulent instruire leurs enfants à l’aide d’émotions pures, d’imageries positives, s’appuyant sur le self-esteem. Ils ne voient pas l’intérêt de mettre un élément négatif, à aucun moment de l’histoire », précise Isabelle Bezard, directrice éditoriale petite enfance des éditions Bayard. Face à cette situation, les éditeurs doivent s’adapter. Certaines références sont gommées. On coupe des passages. On fait une entorse au scénario original. Dans le superbe livre signé Olivier Tallec et Joy Sorman – Blob, à paraître prochainement en anglais chez Enchanted Lion –, le héros, un poisson élu « l’animal le plus laid du monde », finit sur l’étal d’une poissonnerie dans la version française… et sur une plage de Floride dans sa version américaine !
Une solution pour contrecarrer ces interdits culturels ? La mise en place d’étroites collaborations entre éditeurs français et américains. C’est le pari de la maison Tourbillon/Twirl, créée par les éditions Bayard à Paris, Handprint Books à New York et Chronicle Books à San Francisco. Dans ces entreprises, on dialogue, on adapte ensemble les scénarios et on veille à l’américanisation des titres, indispensable au succès d’un ouvrage français afin de résoudre, par la diplomatie, d’éventuels malentendus culturels.
Babar
Pour distraire ses enfants, Cécile de Brunhoff imagine l’histoire d’un éléphanteau découvrant les bienfaits de la civilisation humaine. Costumé, Babar entreprend de civiliser les siens et se fait couronner « roi des éléphants ». Jean de Brunhoff, le mari, illustre le récit. Publiée en 1931, L’Histoire de Babar, le petit éléphant s’écoule à quatre millions d’exemplaires avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Après le décès de Jean de Brunhoff, son fils Laurent poursuit les aventures et s’installe en 1985 à New York avec sa seconde épouse, Phyllis Rose, auteure américaine rencontrée à Paris. La fable est devenue un bestseller avec 28 albums traduits dans une trentaine de langues et plus de 75 millions d’exemplaires vendus dans le monde. Les tomes cultes sont Le Voyage de Babar (1932), Babar et le Père Noël (1941) et Babar à New York (1966). Dernier opus américain en date ? Babar’s USA (2008), un carnet de voyage de l’éléphant aux Etats-Unis.
Les Trois Brigands
En quittant la France pour New York en 1956, Tomi Ungerer laisse derrière lui ses souvenirs de l’Occupation. Arrivé aux Etats-Unis avec soixante dollars en poche et un carton à dessin, il devient illustrateur de presse pour le New York Times, Life et Harper’s Bazaar. Encouragé par l’éditrice de Harper and Row, il publie son premier livre d’illustration jeunesse en 1957, Les Mellops font de l’avion. Suivront trois succès de librairie : Les Trois Brigands (1961), Jean de la Lune (1966) et Otto : Autobiographie d’un Ours en peluche (1999). Le graphisme minimaliste de ses dessins s’accompagne de textes à la fois sombres et poétiques. Ainsi, à la vue des Trois Brigands, « les femmes s’évanouissaient de frayeur, les chiens filaient ventre à terre, et les hommes les plus courageux prenaient eux-mêmes la fuite ».
Le Petit Prince
Le succès de ce conte sur la rencontre d’un aviateur et d’un enfant blond « tombé du ciel » au milieu du désert ne se dément pas. Imprimé à plus de 145 millions d’exemplaires, traduit dans 300 langues, le récit ébauché par Antoine de Saint-Exupéry lors de son exil américain en 1942 a été maintes fois adapté aux Etats-Unis. Au cinéma, Stanley Donen, le réalisateur de Chantons sous la pluie, en a fait une comédie musicale en 1974. Avec un casting prometteur, composé notamment du célèbre chorégraphe et metteur en scène Bob Fosse et l’humoriste Gene Wilder, le film ne rencontre pas un franc succès au cinéma, mais la bande originale du compositeur allemand Frederick Loewe reste dans les mémoires. Un film d’animation en pâte à modele de 30 minutes est aussi réalisé en 1979 par Will Vinton. La plus récente adaptation américaine est celle de Mark Osborne en 2015.
Ma vallée
Comme Tomi Ungerer, Claude Ponti fut d’abord dessinateur de presse. Il collabora longtemps à L’Express. En 1986, après la naissance de sa fille, il écrit L’album d’Adèle, publié chez Gallimard. Le livre se veut un imagier des beautés du monde et un hymne aux forces imaginaires de l’enfance. Il foisonne d’objets animés, d’animaux merveilleux et de monstres stupides et maladroits, les « bestioles ». Dans ses albums suivants, Claude Ponti invente des personnages de plus en plus loufoques, des univers oniriques avec force détails. Il donne à ses créatures des noms poétiques, joue avec les mots et les associations d’idées. Parmi les chefs-d’œuvre de l’auteur-illustrateur, Blaise, le poussin masqué ; Pétronille et ses 120 petits et Ma vallée – où « le matin, la brume envahit la vallée. Il fait doux et on n’entend plus rien » – que les éditions Archipelago viennent de publier en anglais.
Le Petit Nicolas
Le duo Jean-Jacques Sempé/René Goscinny est célèbre pour une série drolatique, Le Petit Nicolas. Sempé, illustrateur reconnu de la presse française, et Goscinny, auteur des bande dessinées à succès Lucky Luke et futur auteur d’Astérix, se lancent en 1956 dans la création d’une série d’aventures retraçant le parcours d’un enfant en ville, à l’école, avec ses parents, en vacances. A travers les yeux du Petit Nicolas, le duo évoque les joies, les frustrations et la cruauté de l’enfance. Le trait est épuré et humoristique. La langue est enfantine et imagée. Les premières séries du Petit Nicolas seront publiées dans le magazine hebdomadaire Moustique, puis dans le quotidien Sud Ouest et le journal Pilote. Jusqu’en 1965, plusieurs centaines d’épisodes sont écrits, rassemblés à posteriori dans des livres et traduits en masse en anglais (chez Farrar, Straus and Giroux), en langues régionales françaises, du breton au picard, en arabe, en espagnol, en yiddish et même en latin !
Loulou
Chez les Solotareff, le livre pour enfants et l’illustration sont une affaire de famille. Tous ont la passion de la littérature jeunesse : la mère Olga Lecaye, dessinatrice d’origine russe, le fils Grégoire Solotareff, auteur d’ouvrages pour enfants à succès, et la fille Nadja, illustratrice, créatrice de l’excellente série des Momo et du célèbre Chien bleu, édité par l’Ecole des Loisirs. Parmi les œuvres familiales, citons Quand je serai grand, je serai le Père Noël et surtout Loulou – l’histoire d’une amitié entre un loup et un lapin sous forme de fable attendrissante, qui désamorce aussi la peur du loup – de Grégoire Solotareff. Les couleurs sont vives, cernées de noir. Le trait est rapide, alerte, « une continuité d’humeurs ». Vendu à plus d’un million d’exemplaires dans le monde, adapté au cinéma dès 2003, Loulou reçoit le César 2014 du meilleur film d’animation avec son épisode L’incroyable secret.
Blob
Illustrateur pour la presse (France-Amérique, Libération, Le Monde), l’édition jeunesse et la bande dessinée, Olivier Tallec est l’un des auteurs français qui s’exporte le mieux à l’étranger. Ce Breton quarantenaire confronte le monde imaginaire de l’enfance aux réalités prosaïques des adultes. Parmi ses publications à succès, citons la série Rita et Machin écrite par Jean-Philippe Arrou-Vignod, aux éditions Gallimard. L’histoire d’une petite fille qui a des poux, et de son chien qui a des puces. Traduite dans une quinzaine de langues, la série a été adaptée avec succès en dessin animé au Japon. Citons aussi Grand Loup et Petit Loup aux éditions Flammarion, et Blob, l’animal le plus laid du monde (avec un texte de Joy Sorman) en 2015. L’histoire d’un poisson que la gloire et les vanités de ce monde vont conduire à la dépression. Plus près de nous, la série des Quiquoi et ses adorables créatures, sous forme de livre-jeu, fait appel à l’attention et la mémoire des petits. Le dernier tome est paru en anglais chez Chronicle Books sous le titre Who Done It?
Mais ne vous fiez pas à sa douceur ! A côté de ses albums jeunesse où ses personnages – superhéros, lapins, écoliers, ours, artistes et moutons – cohabitent dans des univers aux tons pastel, Olivier Tallec est passé maître dans l’art du dessin d’humour pour adultes. Inspiré par la démarche de grands maîtres du dessin de presse comme Tomi Ungerer, Sempé, Gary Larson ou Glen Baxter, il fait jaillir l’absurde et l’humour noir d’une saynète en quelques traits et une réplique cinglante. Il joue volontiers du décalage entre la douceur de ses dessins et la radicalité du propos. Un second degré qui n’échappe pas aux parents et permet de dénoncer la bêtise humaine. Ou l’abus de pouvoir, comme dans Louis 1er, roi des moutons (prix Landerneau jeunesse en 2014). Comment ne pas rire face à la bouille adorable de ce gamin blond dans Bonne Journée, paru l’an dernier aux éditions Rue de Sèvres, assénant à ses parents assis au pied du sapin : « L’année dernière, c’était du bon foutage de gueule, j’espère que cette année ce sera moins lamentable. »
Les albums jeunesse américains cultes en France
Si l’on devait n’en citer qu’un, ce serait Max et les Maximonstres, de Maurice Sendak. Publié à Paris en 1967 chez Robert Delpire, l’ouvrage relatant les aventures de Max au royaume imaginaire des Maximonstres, d’effrayantes créatures qu’il soumettra à sa loi, est présent dans toutes les écoles et bibliothèques de France. Autre saga culte, celle de la petite Madeline, l’héroïne de la série de livres pour enfants de Ludwig Bemelmans, adapté au cinéma en 1999 sous le titre Madeline : Lost in Paris, ainsi qu’à la télévision sous le titre Madeline. Ces échanges entre la France et les Etats-Unis sont fréquents dans la fiction elle-même. Rappelons que Babar a voyagé aux Etats-Unis (Babar en Amérique, 1965). En 2014, l’illustratrice américaine Julie Kraulis promenait son tatou dans les rues de Paris à la recherche de « la Dame de Fer » dans An Armadillo in Paris. Enfin, le chien expatrié en France de Jackie Clark Mancuso raconte dans ses chroniques Paris-Chien, sa vie de chien américain à Paris, ses vacances en Provence et ses problèmes de communication avec les chiens locaux.
Article publié dans le numéro de novembre 2017 de France-Amérique. S’abonner au magazine.