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Le temps des séries franco-américaines

Production américaine cherche inspirations, décors et équipe de tournage en France : pour répondre à la demande croissante des plateformes numériques, nos deux cinémas nationaux s’essaient à une nouvelle forme de collaboration fondée sur la richesse du patrimoine culturel français : la glocalisation.
Camille Cottin et Matt Damon dans Stillwater, tourné à Marseille. © Jessica Forde/Focus Features

Amérique, nous voilà ! Sur la scène improvisée de l’hôtel Casa Cipriani, dans le sud de Manhattan, Camille Cottin, Laure Calamy et Thibault de Montalembert esquissent un pas de danse, bras dessus, bras dessous. Les trois acteurs de Dix pour cent exultent. Le 22 novembre 2021, six ans après sa première diffusion sur France 2, la série 100 % française (rebaptisée Call My Agent! outre-Atlantique) recevait un International Emmy Award pour la meilleure série étrangère de l’année dans la catégorie comédie.

Pour expliquer le succès de cette histoire picaresque d’une agence de talents parisienne dans laquelle de vraies stars jouent leur propre rôle avec autodérision, le producteur Dominique Besnehard parle d’un style proche des films de François Truffaut – tendresse et cruauté, panache et frivolité – et la représentation d’« une France tragi-comique et drôle ». Fanny Herrero, créatrice des trois premières saisons, évoque quant à elle la greffe réussie des obsessions et névroses françaises, « notre côté bordélique et touchant », avec une écriture et une production à l’américaine. La diffusion des quatre saisons de la série (une cinquième est en préparation) sur Netflix « a permis à une production locale d’être regardée dans le monde entier », ajoute le producteur français. « Vingt remakes, y compris en Inde et au Canada, ont déjà été signés. »

Le triomphe de Dix pour cent flatte l’amour propre des cinéphiles français, qui entretiennent avec le cinéma américain une relation conflictuelle, faite de fascination pour ses histoires et ses stars et de méfiance vis-à-vis de la toute-puissance de la machine hollywoodienne. Ce nouvel International Emmy Award, qui s’ajoute à ceux qui ont déjà récompensé Braquo (2012), Les Revenants (2013) et Engrenages (2015), prouve que les séries tricolores peuvent apporter un point de vue français très moderne à un format et à un genre très américains dont le succès tient au mélange des cultures et des styles.

Financement américain, tournage français

Acheté tout ficelé par Netflix, Dix pour cent n’est qu’une des formes du partenariat qui se développe entre les cinémas français et américain, longtemps rivaux mais de plus en plus complémentaires. A côté des tournages, avec des équipes franco-américaines utilisant la France comme décor et source d’inspiration, de séries comme Emily in Paris (le titre a été renouvelé pour deux autres saisons) et de films comme The French Dispatch, la comédie dramatique de Wes Anderson tournée à Angoulême, les producteurs américains développent un nouveau type de coopération baptisé « glocalisation ».

Ce mot-valise combinant « global » et «local » désigne un partage des responsabilités : une plateforme internationale produit et finance, mais le programme est imaginé et filmé localement. Rien à voir avec les remakes, ces achats de droits où, sans le sel du dialogue original ni le charme du premier casting, beaucoup d’adaptations se sont enlisées (on pense aux Visiteurs en Amérique ou à Sous un autre jour, américanisation ratée d’Intouchables). L’idée nouvelle est de capitaliser sur la créativité du pays de tournage et de puiser dans la richesse de son histoire et de son folklore pour en extraire les meilleures histoires, explique Valérie Mouroux, en charge du cinéma et des séries à la Villa Albertine, la nouvelle institution culturelle du ministère français des Affaires étrangères aux Etats-Unis. Mises en valeur par une diffusion mondiale, ces productions peuvent battre tous les records de visionnage.

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La série Lupin, financée par Netflix et réalisée par le studio français Gaumont, a fait de l’acteur Omar Sy une vedette « glocale ». © Jonas Unger/Vogue
L’équipe de Dix pour cent reçoit l’International Emmy Award de la meilleure série étrangère de l’année dans la catégorie comédie, à Manhattan, le 22 novembre 2021.
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La créatrice de Dix pour cent Fanny Herrero (au centre) et les acteurs de Drôle, sa nouvelle série pour Netflix. © Mika Cotellon
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L’actrice française Camille Cottin, propulsée par la série Dix pour cent, a tourné récemment dans le film House of Gucci. © MGM

La formule est gagnante-gagnante. Associant culture locale et résonance mondiale, ces programmes fournissent aux plateformes américaines, qui ont souvent déjà fait le plein d’abonnés sur leur territoire, un nouveau réservoir de spectateurs. Avec 222 millions d’abonnés dans le monde mais seulement huit millions en France, Netflix est loin d’y avoir atteint ses limites. Pour les créateurs français confrontés à un rétrécissement des financements par les chaînes nationales, ce nouveau guichet est une belle opportunité. Après quelques hésitations, notamment sur le droit d’auteur et sur le contrôle exercé par les partenaires américains sur la version finale, les plus malins de la profession ont compris les termes de l’alternative : produire en partenariat avec Netflix ou Amazon et, en cas de succès, la possibilité d’être vu dans le monde entier, ou devoir se contenter de spectateurs en salle de moins en moins nombreux.

Omar Sy et Camille Cottin, vedettes glocales

Marseille, saga sulfureuse du grand port méditerranéen avec Gérard Depardieu et premier programme français produit par Netflix, n’a pas été le succès souhaité, malgré un triomphe au Brésil. Lupin en revanche, adaptation financée par la plateforme américaine mais réalisée par le studio français Gaumont, a fait un carton plein. En 28 jours, plus de 70 millions de téléspectateurs se sont régalés avec les nouvelles aventures de ce gentleman-cambrioleur, héros très français, tournées à Paris et en Normandie. Netflix l’a bien compris : en octobre 2021, après qu’il ait reçu la Rose d’or de la performance de l’année pour son rôle dans Lupin, la plateforme a signé un méga contrat pluriannuel avec l’acteur Omar Sy, bombardé producteur exécutif. Mêmes retombées favorables pour Camille Cottin, héroïne de Dix pour cent : son talent éclate dans Stillwater et House of Gucci, deux productions 100 % américaines. Embauchée par Netflix, la créatrice Fanny Herrero vient de terminer Drôle, une série sur les coulisses du stand-up parisien disponible sur la plateforme depuis le mois de mars.

Ce mariage de raison n’exclut pas des tensions entre les écosystèmes cinématographiques, fondés sur deux conceptions différentes: cinéma d’auteur pour la France, qui a tendance à se croire dépositaire exclusif du septième art ; cinéma de divertissement pour l’Amérique, un peu perdue ces temps-ci dans la surenchère des franchises de super-héros de type Marvel et DC Comics.

En échange de la libre circulation de leurs séries en Europe, Netflix, Disney+, Amazon Prime Video et consorts ont accepté de financer la production de films et séries en français à hauteur de 20 à 25 % de leur chiffre d’affaires réalisé en France. Et Netflix vient d’annoncer un budget de 40 millions d’euros alloué au financement de films destinés aux cinémas français. Restait à trouver un accord sur la « chronologie des médias », ce système de fenêtres qui s’ouvrent l’une après l’autre pour garantir à chaque diffuseur une période d’exclusivité. Aux Etats-Unis, la diffusion d’un film sur les plateformes est permise 45 jours après sa sortie en salles. Une règle contractuelle qui s’est généralisée partout, sauf en France : Netflix doit patienter quinze mois et Disney ou Amazon, dix-sept ! Cinéphiles et amateurs de séries détestent ces contraintes et espèrent toujours le bon accord capable de faire le bonheur des amoureux des salles obscures comme celui des amateurs de divertissement chez soi.

 

Article publié dans le numéro d’avril 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.