Rarement un livre aura à ce point éveillé tous les sens, parfois jusqu’à la nausée. Il faut avoir le cœur bien accroché pour lire Règne animal, un roman de chair, de sexe et de sang, qui n’épargne au lecteur aucun fluide corporel, aucune odeur de putréfaction, aucune image de cochon qu’on égorge. Chez Jean-Baptiste Del Amo, la beauté naît de la boue, d’une trivialité revendiquée alliée à une écriture lyrique. Son premier roman, Une éducation libertine, suivait un jeune libertin dans le Paris crasseux et puant du XVIIIe siècle. Après Le Sel, une journée dans la vie d’une famille sétoise, et Pornographia (prix Sade 2013), l’errance sexuelle d’un jeune homme dans les nuits de la Havane, il revient à l’histoire en creusant ses thèmes de prédilection : le corps et la mort.
Entre la fin du XIXe siècle et 1981, son année de naissance, Jean-Baptiste Del Amo suit, sur trois générations, le destin d’une famille d’éleveurs de porcs du sud-ouest de la France. Après des débuts miséreux, leur réussite sera stoppée par une épidémie, provoquée par les excès de l’élevage intensif. Membre de l’association L214, qui dénonce les pratiques des abattoirs industriels, Jean-Baptiste Del Amo signe une parabole sur l’exploitation animale.
Prenant le contrepied d’un présent aseptisé, hygiéniste à l’excès, et d’une société qui occulte la mort, il met en lumière la part sauvage de l’être humain, pour le meilleur et pour le pire. Au plus près de la nature qui entoure la ferme, l’écrivain noue un dialogue muet entre l’homme et l’animal : une grenouille juchée sur un cercueil, un corbeau blessé apprivoisé, une couleuvre lovée contre la poitrine d’un jeune garçon.
La menace et le désir de prédation sont omniprésents à travers la figure de la Bête, un énorme verrat échappé de l’étable que les fermiers traquent pour l’abattre. « Le verrat court à travers la terre en labours, trébuche dans les sillons durs et froids, se relève et parvient à un boqueteau dans lequel il s’engouffre. Il est transi et grelottant, et des fumerolles s’élèvent de ses soies humides », écrit Jean-Baptiste Del Amo. Qu’il s’agisse de la maladie qui décime les porcs ou du cancer qui ronge les humains, le monde qu’observe l’écrivain ressemble à un grand corps malade. Avec Règne animal, il réussit un roman puissant, qu’on peut lire comme une fable ou une critique sans concession d’un système de production qui court à sa perte.
Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo, Gallimard, 2016. 432 pages, 21 euros.
Article publié dans le numéro de septembre 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.