Cinéma

Gaston Méliès, le frère américain

Il ne sera pas ici question du pionnier du cinéma. Mais de son frère, cinéaste lui aussi, injustement méconnu. Injustement car d’une certaine manière, sa vie fut, pendant les dix ans qu’il passa aux Etats-Unis, tout aussi incroyable que celle de Georges Méliès, sinon plus. De la côte est à la côte ouest en passant par le Texas, il fut l'un des pionniers du divertissement américain.
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Gaston Méliès, en 1906. © Jacques Malthête Personal Collection

Le nom de Gaston Méliès est tombé dans l’oubli. Si bien que lorsqu’on découvre son existence, on est surpris d’apprendre qu’il y eut non pas « un » Méliès, mais « des frères » Méliès – comme il y eut des frères Lumière et des frères Warner. Il y eut même trois frères Méliès. L’aîné, Henri, né en 1844, qui ne touchera jamais au cinéma. Le benjamin, Georges, né en 1861, qui sera immédiatement fasciné par cette nouvelle invention. Et entre les deux, Gaston, né en 1852, qui se consacre d’abord à la fabrique familiale de chaussures, dont il prend la tête à Paris en 1894 avant de déposer le bilan l’année suivante. Suit alors une période difficile pendant laquelle Gaston Méliès tente en vain de se relancer dans les affaires. Pour ne rien arranger, il perd son épouse Augustine en 1901 et élève seul ses deux enfants.

Le grand tournant dans sa vie survient en printemps 1902. Son frère Georges vient d’achever Le Voyage dans la Lune, aujourd’hui considéré comme le premier blockbuster et la première œuvre de science-fiction au cinéma. Le film de 14 minutes est un chef d’œuvre au succès international, mais une partie des retombées sont perdues. La marque de la maison de production de Georges Méliès, la Star Film, initialement déposée en France en 1896 sous la simple forme d’une étoile à cinq branches, n’est pas reconnue aux Etats-Unis et le court métrage est rapidement piraté. La plupart des copies en circulation ne créditent même pas le producteur et réalisateur français ! Il est alors décidé d’ouvrir une succursale américaine et d’en confier la direction à Gaston, celui-ci parlant suffisamment anglais pour mener à bien cette mission outre-Atlantique.

Gaston Méliès et son fils Paul dans leur laboratoire new-yorkais. © Jacques Malthête Personal Collection

Début 1903, à 50 ans, Gaston Méliès embarque en direction de New York. Son fils Paul, âgé de 19 ans, fait de même. A peine arrivé, le Français déclare à la presse américaine : « Nous sommes prêts et déterminés à poursuivre énergiquement tous les contrefacteurs et pirates. Nous ne le dirons pas deux fois ! Nous allons agir ! » Le duo s’installe au rez-de-chaussée d’un immeuble de quatre étages au numéro 204 de la 38e Rue Est, à Manhattan. Les bureaux de la branche américaine de la Star Film donnent sur la rue, et un laboratoire de développement cinématographique occupe l’arrière-boutique. Le père et son fils logent à l’étage. L’étroit bâtiment de briques rouges, en partie modifié dans les années 1920, existe toujours : un restaurant indien occupe actuellement le pas-de-porte.

Méliès vs Edison

Les premières années sont essentiellement consacrées à protéger les films de Georges Méliès et à reprendre le contrôle de leur distribution aux Etats-Unis. Le tout ponctué de divers démêlés judiciaires, d’un rocambolesque cambriolage en 1907 et de relations complexes avec Thomas Edison, l’inventeur ayant réuni les plus grands distributeurs au sein d’un cartel, la Motion Picture Patents Company, de manière à évincer ses principaux concurrents, dont ceux venus de l’étranger. Une entente sera finalement trouvée. En 1908, une licence est accordée à Gaston Méliès pour ses propres films et ceux de son frère. Il créé alors la G. Méliès Manufacturing Company (que la presse appellera aussi parfois la G. Méliès Motion Pictures ou la G. Méliès Star Films), jouant habilement sur l’initiale commune à leurs prénoms. Le réalisateur du Voyage dans la Lune lui reprochera plus tard ce choix, l’accusant d’usurper sa célébrité pour conquérir le marché américain. Malheureusement, cette proximité entretiendra aussi la confusion chez les historiens du cinéma et seul le Méliès parisien échappera aux oubliettes de l’histoire.

A New York, Gaston se contente d’abord de réaliser quelques courts films d’actualités : sur une course de voiliers en 1903, par exemple, ou l’investiture de Theodore Roosevelt en 1905. Tout change avec l’accord conclu avec Thomas Edison. Durant l’été 1909, il organise un concours de scénarios « farfelus, comiques, dramatiques, mélodramatiques ou spectaculaires ». La remise des prix a lieu dans Greenwich Village au prestigieux hôtel Lafayette, qui attire alors l’élite de la communauté française avec son restaurant gastronomique et ses spécialités parisiennes. Une poignée de drames et de comédies seront tournés dans les mois qui suivent, essentiellement à Brooklyn et à Fort Lee, de l’autre côté de l’Hudson River. Gaston Méliès devenant ainsi l’un des pionniers de cette première mecque du cinéma américain, bien avant l’essor d’Hollywood.

Une Française œuvre aussi dans le New Jersey à cette époque : Alice Guy, aujourd’hui applaudie comme la première réalisatrice de l’histoire. Nul ne sait si Gaston a croisé sa route, mais il est permis de rêver leur rencontre… A l’automne 1909, la G. Méliès Manufacturing Company tourne à Fort Lee sa première fiction. The Stolen Wireless, un ambitieux mélodrame de guerre d’une dizaine de minutes (une durée standard à cette période), est filmé indépendamment du concours de scénarios et réalisé par Wallace McCutcheon, un metteur en scène expérimenté que Gaston Méliès vient d’engager. Le Français endosse ainsi le rôle de producteur ou, comme on dit à l’époque, de « fabricant de films ». Rapidement, il s’entoure de nombreux collaborateurs : réalisateurs, caméramans, mais aussi acteurs et actrices – ou players, pour utiliser la terminologie d’alors.

Gaston Méliès et son cameraman William Paley tournent In the Hot Lands au Star Film Ranch, à San Antonio, en 1911. © Jacques Malthête Personal Collection
L’actrice américaine Edith Storey, vers 1917. Elle fera ses débuts au cinéma à l’âge de 17 ans dans les westerns de Gaston Méliès. © Apeda

Jusqu’à la fin de 1909, l’entreprise sort une bobine par semaine, conformément à l’accord signé avec la Motion Picture Patents Company. Mais l’hiver rend les tournages de plus en plus difficiles. En raison d’un éclairage électrique encore insuffisant, toutes les scènes – y compris celles se déroulant en intérieur – doivent être filmées en plein air. Or, New York et le New Jersey manquent de luminosité. La région manque aussi de grands espaces, nécessaires pour produire un genre qui émerge alors et passionne les foules : le western. Après avoir considéré la Floride, Gaston Méliès choisit le Texas. Il y envoie son fils Paul et Wallace McCutcheon en repérage en janvier 1910. Le reste de la troupe les rejoint bientôt à San Antonio. Le producteur français, qui s’est depuis remarié, a loué une propriété entre la mission San José et la rivière. Orientée au sud-sud-ouest, avec une grange pour le matériel et un enclos pour les chevaux, elle est parfaite pour faire du cinéma. Gaston Méliès la baptise « Star Film Ranch », créant ainsi le premier studio de cinéma du Texas.

Deux à trois films par semaine

A San Antonio, Gaston Méliès tourne sans cesse. Il doit répondre aux exigences du redoutable Thomas Edison, mais aussi pallier les carences de son frère, qui est de moins en moins actif en France (il sort onze films en 1910, un seul en 1911). En conséquence, les films sont produits à la chaîne, au rythme de deux à trois bobines de 300 mètres par semaine. Entre janvier 1910 et avril 1911, Gaston Méliès et son équipe donnent vie à près de 80 westerns. Deux acteurs américains s’y illustrent en particulier : Francis Ford, un grand brun qui n’est autre que le frère aîné du futur réalisateur John Ford, et Edith Storey, une jeune première de 17 ans qui par ses talents de cavalière gagnera l’estime des cowboys locaux, recrutés pour chaque tournage par souci de réalisme. (Propulsés par les publicités de la Star Film, Joe Flores, Otto Meyer et le fringant Ben Cooper deviendront des vedettes du genre.) Les films texans de Gaston Méliès sont souvent des triangles amoureux sur fond de vie au Far West, où se croisent de jeunes ingénues, des vachers tonitruants, d’ombrageux Mexicains et de mystérieux Indiens.

The Immortal Alamo, produit par Gaston Méliès en 1911, est la première adaptation cinématographique de la célèbre bataille texane. © Frank Thompson Personal Collection
Pour The Immortal Alamo, Gaston Méliès passera devant la caméra dans l’habit d’un prêtre. © Jacques Malthête Personal Collection

La pièce de résistance de cette période reste The Immortal Alamo. Sortie en mai 1911, c’est la première adaptation cinématographique de la bataille qui opposa Américains et Mexicains en 1836 et au cours de laquelle tomba Davy Crockett. Gaston Méliès – qui a entre-temps remplacé Wallace McCutcheon par William Haddock – souhaitait initialement que le film soit tourné dans les ruines du célèbre fortin, situé au cœur de San Antonio, mais le maire refusa sa demande. Le Français se rabattit alors sur un décor peint non loin de son ranch. Et s’entoura de plusieurs centaines de figurants, dont les cadets de la Peacock Military Academy, toute proche, pour incarner les troupes du général mexicain Santa Anna. Francis Ford tient deux rôles, celui d’un espion mexicain et celui du général américain Sam Houston, et Gaston Méliès lui-même passe devant la caméra dans l’habit d’un prêtre. De ce film fondateur, précédant de près de 50 ans l’Alamo de John Wayne, il ne reste malheureusement rien, si ce n’est quelques photographies publicitaires.

Bientôt, Gaston Méliès déménage de nouveau. Il prend le train avec sa troupe en direction de la Californie, où quelques cinéastes ont commencé à s’installer en 1910. Le climat y est meilleur qu’au Texas, et l’influence de Thomas Edison ne s’étend pas encore complètement à la côte ouest. Le Français choisit la petite ville de Santa Paula, à 100 kilomètres au nord-ouest d’un hameau qui vient alors de rejoindre la municipalité de Los Angeles : Hollywood. Il loue d’abord un terrain dans les montagnes, avant d’acheter une villa qu’il transforme en studio. Sur place ou dans les environs, avec de nouveaux réalisateurs, acteurs et techniciens, Gaston Méliès tourne près de 90 westerns. Le plus inattendu étant The Cowboy Kid. Le rôle-titre est tenu par Daniel « Danny » Reulos, alors âgé de neuf ans, venu rendre visite à son oncle Gaston et immédiatement embauché. Sorti en salle le 4 juillet 1912, le film destiné aux enfants, novateur pour l’époque, a survécu. Haut comme trois pommes, le petit héros saute à cheval, manie le lasso, surprend les bandits et secourt le fiancé de sa sœur !

Le jeune Daniel Reulos, âgé de neuf ans, dans The Cowboy Kid, en 1912. © Jacques Malthête Personal Collection
Gaston Méliès et ses collaborateurs célèbrent la fête nationale américaine à Sulphur Mountain Springs, en Californie, le 4 juillet 1911. © Jacques Malthête Personal Collection

Vers de nouveaux horizons

La plupart des westerns de Gaston Méliès échappent au mythe du cowboy et de la conquête de l’Ouest. Le Français montre la Californie du début du XXe siècle, un Etat en pleine métamorphose où fleurissent les puits de pétrole, où se croisent automobiles et voitures à cheval ! On y voit aussi des suffragettes, l’ère étant à l’émancipation des femmes. Si bien qu’aujourd’hui, au-delà des histoires un peu surannées qu’elles mettent en scène, la quinzaine de bobines qui nous sont parvenues ont une véritable valeur documentaire. Mais en juillet 1912, Gaston Méliès a envie de changer d’air. Il déclare dans la presse que le public est « fatigué des cowboys ». En quête de nouveaux sujets, le producteur de 60 ans passe un moment sur l’île de Santa Catalina, au large de Los Angeles. Puis embarque à San Francisco avec sa femme et une vingtaine de collaborateurs pour un tour du Pacifique : Tahiti, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, Java, Singapour, l’Indochine et le Japon !

Après la Californie, Gaston Méliès sillonne le Pacifique et tourne The Stolen Tribute to the King à Tahiti, en 1912. © Jacques Malthête Personal Collection

Ainsi s’achève l’aventure américaine de Gaston Méliès. Il reviendra brièvement au printemps 1913, pour mettre en vente sa villa de Santa Paula, avant de rentrer définitivement en France. A l’instar du réalisateur D.W. Griffith et de l’acteur Tom Mix, deux autres pionniers du western associés à la Californie, le producteur français aura marqué durablement le paysage cinématographique américain. Presque jusqu’à rivaliser avec son frère, le « maître de l’illusion » et « père des effets spéciaux », confronté au tournant des années 1910 à un déclin de créativité. Pendant un bref instant, les trajectoires des deux Méliès se sont croisées, mais qui aujourd’hui se souvient de Gaston ? L’autre « G. Méliès » vit en Corse depuis deux ans lorsqu’il succombe à une intoxication alimentaire, le 9 avril 1915. Il a alors 63 ans. Le Santa Paula Chronicle relève sa mort un mois plus tard, mais pas un mot n’apparaît dans la presse française : la nouvelle est éclipsée par la Première Guerre mondiale qui ravage alors le pays.

Bien plus tard, ses anciens partenaires américains évoqueront le souvenir de celui qu’ils appelaient affectueusement old man Méliès. Ainsi du metteur en scène William Haddock, qui écrivait à propos de ses débuts avec le Français : « C’étaient les jours heureux. Nous ne gagnions pas beaucoup d’argent, mais nous nous sommes beaucoup amusés ! » Au final, c’est bien aux Etats-Unis que Gaston Méliès a gagné ses galons de pionnier du cinéma, contribuant au développement et à l’industrialisation d’un art nouveau promis à un riche avenir. Il a amplement mérité le surnom qu’un critique lui donnera en 1979 : the American Méliès.

Sur les traces de Gaston Méliès aux Etats-Unis

Ecrivain, producteur et réalisateur français, Raphaël Millet a déjà consacré deux films à Gaston Méliès, sur son séjour à Tahiti et son voyage dans le Pacifique. Il en prépare actuellement un troisième sur sa « vie américaine » et a effectué une résidence avec la Villa Albertine à l’automne 2023. De New York à San Francisco, en passant par San Antonio et Los Angeles, des universitaires, des conservateurs, des archivistes, des acteurs et des cinéphiles lui ont raconté le « Méliès oublié » et ses quelque 175 films américains.