De la bataille de Château-Thierry, en juillet 1918, on se souvient des hommes de la 3e division d’infanterie américaine, de leur résistance sur la Marne et de leur victoire face aux troupes allemandes à 80 kilomètres de Paris. Mais on oublie les opératrices qui relayèrent leurs messages. Au cours de l’affrontement, une de ces téléphonistes reçut l’appel au secours d’un groupe de soldats américains pris au piège par l’artillerie allemande. Elle connecta l’appel à une batterie de canons français qui répliqua moins de deux minutes après.
Lorsque les Etats-Unis déclarent la guerre à l’empire allemand, le 6 avril 1917, le téléphone est une invention récente. C’est pourtant le premier instrument de communication sur le champ de bataille : le télégraphe ne transmet pas la voix et les premiers émetteurs radio sont trop encombrants. Le téléphone de campagne, qui n’a pas besoin de batterie, peut être branché n’importe où. Entre son quartier général à Chaumont et quelque 8 000 récepteurs sur la ligne de front, l’armée américaine en France installera plus de 36 500 kilomètres de fil téléphonique.
Pour connecter les appels, l’armée a besoin de standardistes sur le terrain. Mais le général Pershing, responsable du corps expéditionnaire américain en Europe, refuse d’employer des Français : très peu parlent anglais et connecter un appel leur prend presque une minute. Contre douze secondes pour une téléphoniste américaine expérimentée. Les opérateurs français et les soldats américains monolingues sont « désespérément inadaptés », écrit Pershing dans un télégramme envoyé à Washington. Le 8 novembre 1917, il exige qu’une unité d’opératrices francophones soit recrutée aux Etats-Unis, entraînée et envoyée en France.
Des recrues « parfaitement bilingues »
Plus de 7 600 femmes se portèrent volontaires. Les candidates doivent avoir entre 23 et 33 ans, être « en pleine forme » et « parfaitement bilingues ». Le test de français est rédhibitoire. Les opératrices doivent traduire simultanément une conversation fictive entre un officier américain et son homologue français. Un premier groupe est retenu : Grace Banker a étudié le français et l’histoire à Barnard College et travaille au siège de l’American Telephone & Telegraph Company (AT&T) à New York ; Louise LeBreton est étudiante à Berkeley et travaille à mi-temps comme secrétaire au consulat de France à San Francisco ; Madeleine Batta est née en Belgique et possède un master de mathématiques ; Anita Brown est professeur de français à Los Angeles ; Helen Orb, originaire de Chicago, a étudié la sculpture aux Beaux-Arts à Paris avant la guerre.
Dans la presse, les premières recrues féminines de l’U.S. Army sont comparées à Jeanne d’Arc : elles n’ont pas peur d’aller se battre et veulent sauver la France. Les affiches de propagande les peignent sous les traits de la statue de la Liberté, un combiné téléphonique à la place de la Déclaration d’indépendance. Mais l’armée n’est pas prête à accueillir des femmes dans ses rangs. Certains membres du département de la Guerre pensent que les femmes soldats sont contre nature. Les opératrices sont logées à l’extérieur de bases militaires et sont tenues d’acheter leur propre uniforme.
Après un mois d’entraînement, le premier contingent de téléphonistes quitte le port d’Hoboken, dans le New Jersey, le 2 mars 1918. Sept mille doughboys les accompagnent à bord du Celtic, un paquebot britannique converti en transport de troupes. Le navire fait escale à Halifax, au Canada, avant de mettre le cap à l’ouest vers Southampton puis Le Havre.
36 000 appels par jour
Les « Hello Girls » s’installent en France : à Paris, au quartier général des forces américaines à Chaumont ou sur la ligne de front. « Certaines opératrices étaient si proches des combats qu’elles pouvaient entendre le tonnerre des canons dans leurs écouteurs », écrit l’historienne américaine Elizabeth Cobbs dans The Hello Girls: America’s First Women Soldiers (2017). Avec l’arrivée de « personnel expérimenté », le volume d’appels traités quotidiennement passe de 13 000 en janvier 1918 à 36 000 en juillet.
Les téléphonistes prouvèrent leur efficacité lors de la bataille de Cantigny, du 28 au 31 mai 1918, qui marque la première offensive américaine en Europe. Puis lors de la bataille de Château-Thierry, la bataille de Saint-Mihiel et l’offensive Meuse-Argonne en octobre 1918. Se relayant au standard toutes les douze heures, les opératrices américaines suivent en aveugle l’avancée des combats. Les villes, les villages et les lieux-dits sont codés : on appelle Montana, Buster, Bonehead, Wabash ou Wilson. Seule la fréquence des appels, puis les lignes qui sonnent dans le vide, renseigne sur la direction de la bataille.
En septembre 1918, Pershing réclame 130 opératrices supplémentaires, puis 40 toutes les six semaines pendant l’année 1919. Mais la nouvelle de la reddition arrive par téléphone : l’Autriche capitule le 28 octobre, l’Allemagne le 11 novembre. Les combats cessent, mais les « Hello Girls » restent en Europe. Elles participent au rapatriement des soldats américains, à l’occupation de l’Allemagne et à la conférence de paix à Versailles. Les dernières opératrices quitteront la France en janvier 1920.
Amer retour
Sept mois plus tard, le 26 août 1920, les Américaines obtiennent le droit de vote. A la même période, les anciennes téléphonistes apprennent que l’armée refuse de leur verser la pension qu’elles méritent. Selon l’U.S. Army, les « Hello Girls » ont servi en qualité d’employées civiles et à ce titre, n’ont pas droit au statut de vétéran. Grace Banker reçut la Distinguished Service Medal, la plus haute distinction conférée par l’armée américaine, mais rien n’y fit. A 24 reprises entre 1927 et 1977, on propose devant le Congrès une loi qui reconnaîtrait le service des femmes vétérans. Le département de la Guerre s’oppose à chaque proposition. « Recruter des femmes était une chose », écrit Elizabeth Cobb. « Reconnaître leur service en était une autre. »
Le statut de vétéran fut accordé aux « Hello Girls » en 1978. Seule 31 opératrices étaient encore en vie. Merle Egan, originaire d’Helena dans le Montana, reçut son certificat officiel de démobilisation à l’âge de 91 ans. Aux journalistes qui assistaient à la cérémonie, elle déclara simplement : « L’armée a enfin reconnu notre légitimité. »
The Hello Girls, du 13 novembre au 22 décembre 2018 au 59E59 Theatres, à New York.
The Hello Girls: America’s First Women Soldiers d’Elizabeth Cobbs, Harvard University Press, 2017.