Livres

Proust, superstar en Amérique

Un siècle après sa mort le 18 novembre 1922, Marcel Proust est plus vivant que jamais aux Etats-Unis ! La Villa Albertine, d’ailleurs nommée en référence à un personnage d’A la recherche du temps perdu, organisera même un « Proust Weekend » à New York les 3 et 4 décembre prochains. A cette occasion, redécouvrez notre article sur l’influence du romancier français sur le sol américain, publié en 2013 à l'occasion du centième anniversaire de Du côté de chez Swann.
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Proust en Amérique… Serait-ce un paradoxe ? Qu’est-ce que le Nouveau Monde – pays des nouveaux départs par définition – pourrait bien comprendre à La Recherche, une œuvre tout entière consacrée à la mémoire ? Dans une culture tournée vers l’action, où l’on est pressé par le temps, comment apprécier un roman où l’introspection a supplanté l’intrigue et où la longueur des phrases reflète le déploiement d’une pensée tout en nuances ? En 1971, année du centenaire de la naissance de Proust, un critique littéraire américain se lamentait d’ailleurs en ces termes : « En lisant Proust, on se demande d’abord si le livre va jamais finir, puis, en désespoir de cause, s’il va jamais commencer. Par comparaison, les steppes russes sont-elles si étendues ? Ou les hivers dans le Michigan si longs ? »

Une reconnaissance précoce aux Etats-Unis

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Proust a été connu et reconnu très tôt par la communauté intellectuelle, universitaire et artistique américaine. Des ambassadeurs comme Henry James ou Edith Wharton ont contribué à diffuser son œuvre aux Etats-Unis. Ainsi, dès 1924, la romancière publiait un court essai analysant l’œuvre de Proust alors que celle-ci n’avait pas encore été intégralement traduite en anglais. Dans le champ universitaire, Proust a suscité, là aussi, un intérêt précoce aux Etats-Unis. Au début des années 1920, le professeur Bernard Faÿ écrivait déjà à l’écrivain pour lui signaler que ses étudiants de Columbia souhaitaient travailler sur son œuvre, indique Antoine Compagnon, lui-même professeur à Columbia. Si de jeunes professeurs de grand talent se sont spécialisés dans l’étude de La Recherche à partir des années 1930 et 1940 – Douglas W. Alden à l’université de Virginie ou Justin O’Brien à Columbia, par exemple –, le travail d’érudition sur Proust le plus remarquable, tant par son caractère inédit que par son ambition, reste celui de Philip Kolb.

En 1935, ce jeune chercheur originaire de Chicago rédigeait un doctorat qui allait prendre une ampleur inattendue : la publication de l’intégralité de la correspondance de Proust. Un projet confié à Philip Kolb par Suzy Mante-Proust, nièce et héritière de Proust, et auquel cet expert s’est consacré jusqu’à sa disparition en 1992, alors qu’il travaillait sur le dernier volume de la correspondance. « Ce projet n’allait pas de soi », indique Katherine Kolb, sa fille. « Après la gloire du prix Goncourt de 1919, Proust était tombé en France, après sa mort, dans une espèce de purgatoire dont il n’allait sortir en définitive – on l’oublie souvent, étant donné son apothéose actuelle – que dans les années 1960 ou même 1970. » Il est difficile d’imaginer la tâche monumentale entreprise par Philip Kolb : plus de 5 000 lettres signées de Proust, d’une écriture peu lisible et le plus souvent sans indication de date, à élucider, classer, annoter… Aujourd’hui, les archives Kolb-Proust à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign constituent par leur importance le deuxième fonds d’archives proustiennes au monde.

Dans les années 1950, Proust devient l’un des piliers des cours de littérature comparée sur les campus américains. Typiquement consacrés aux « grands romans du XXe siècle » ou à la « généalogie de la modernité », ces enseignements sont souvent dispensés par des professeurs hors du commun. Citons Vladimir Nabokov à l’université de Cornell ou Harry Levin à Harvard, dont le cours sur Joyce, Mann et Proust a marqué des générations d’étudiants – parmi l’un de ceux-là, un certain John Updike. Par la suite, à partir des années 1970, 1980 et 1990, on assiste à l’éclosion de disciplines comme les Jewish Studies, les Gay Studies puis les Queer Studies – qui intègrent aux Gay Studies les apports des sciences sociales et de la biologie –, favorisant une lecture identitaire de l’œuvre de Proust, peu prisée des chercheurs français jusque récemment.

Pour le Canadien François Proulx, qui enseigne à Harvard, Proust jouit d’une notoriété inégalée parmi les écrivains français. Au point même de leur faire de l’ombre. « Dans le domaine des French Studies, le nom de Proust bénéficie presque d’une brand recognition, comme s’il s’agissait d’une véritable marque. » Enfin, dans le domaine de l’édition, on assiste depuis une trentaine d’années à un regain d’enthousiasme pour La Recherche, grâce à de nouvelles traductions venues rafraîchir ou concurrencer la traduction de l’Ecossais C.K. Scott Moncrieff, publiée à partir des années 1920 et qui constitue encore, pour beaucoup de lecteurs, le parangon dans ce domaine.

Proust dans l’imaginaire américain

Que représente Proust pour le lecteur américain ? Un qualificatif revient presque systématiquement chez ses admirateurs : celui de « Shakespeare français ». Cette dénomination désigne l’universalité et la notoriété de son œuvre, mais aussi la déférence qui lui est due. Ainsi, pour le juge à la Cour suprême Stephen G. Breyer, Proust est « le Shakespeare du monde intérieur », l’écrivain qui a su analyser l’amplitude des sentiments humains et les restituer dans une œuvre magistrale. Plusieurs facettes de l’œuvre de Proust touchent particulièrement ses lecteurs américains. Fresque sociale, La Recherche est perçue comme un « roman total » qui fait la jonction entre deux mondes, celui de la Belle Epoque et celui qui émerge après la Première Guerre mondiale, en décrivant les mouvements de déclin et d’ascension sociale qui l’accompagnent.

« De ce point de vue », analyse Anka Muhlstein, auteur de Monsieur Proust’s Library, « on classe facilement Proust parmi d’autres auteurs anglo-américains comme Henry James, Edith Wharton, Anthony Trollope ou E.M. Forster – ceux qui ont exploré les tensions entre les différentes classes d’une société en recomposition. » Mais en général, Proust est plutôt perçu comme un écrivain de la Belle Epoque. Sans doute parce que la plupart des lecteurs, aux Etats-Unis comme en France d’ailleurs, s’arrêtent après avoir lu Du coté de chez Swann, le volume le plus ancré dans cette période. Pour les Américains, Proust incarne la France du tournant du XXe siècle, de même que les peintres impressionnistes, l’élégance de la Ville Lumière, l’Exposition universelle et les premières automobiles… « Dans l’imaginaire de ces lecteurs, c’est un univers fascinant et totalement exotique », indique Yves-André Istel, banquier d’affaires à New York, président de la Fondation Saint-John Perse à Aix-en-Provence et dont le grand-oncle était un camarade de classe de Proust au lycée Condorcet à Paris. « On retrouve un peu de l’émerveillement d’Alice au pays des merveilles dans ce dépaysement. »

Auréolé d’une gloire intimidante, Proust prend au dépourvu le lecteur américain qui se plonge dans son œuvre pour la première fois. Car il existe un décalage entre l’idée que ce dernier se fait de La Recherche et la réalité du roman. Le journaliste et essayiste Adam Gopnik l’exprime en ces termes : « Je ne m’attendais pas à trouver, au-delà du chef-d’œuvre littéraire, un texte si plein d’humour et d’autodérision. Selon moi, la voix du narrateur est l’une des plus attachantes de la littérature. » Il est vrai que l’œuvre de Proust peut souffrir de sa réputation, se résumant alors à quelques images d’Epinal, la plus réductrice étant celle de la petite madeleine. « La petite madeleine est un peu l’arbre qui cache la forêt, le cliché qui empêche de voir la richesse de l’œuvre », explique Christina Bevilacqua, du Providence Athenaeum, un centre culturel dans le Rhode Island. Sans se prétendre experte, cette Proustienne a déjà lu La Recherche sept fois !

Proust, une icône pop ?

Enfin, peut-être davantage que dans son pays d’origine, Proust représente l’écrivain français par excellence dans l’imaginaire culturel américain. Mais de façon plus inattendue, il incarnerait même la figure de l’écrivain tout court, « bien plus que Hemingway ou Faulkner », précise William Carter, professeur émérite à l’université de l’Alabama à Birmingham et l’un des spécialistes de Proust les plus respectés aux Etats-Unis. Et en effet, si l’on compare le nombre de mentions de Proust et de Faulkner sur le moteur de recherche du New York Times, Proust l’emporte largement sur Faulkner… « Ici, les références à Proust abondent dans la presse culturelle – il suffit de lire le New York Times, le New Yorker ou la New York Review of Books. Idem pour son image, qui revient fréquemment dans les illustrations de ces magazines. Mais, chose étonnante, on retrouve aussi Proust dans des revues plus grand public. »

Effectivement, le très glamour Vanity Fair publie chaque mois, en lieu et place d’un horoscope, le « questionnaire de Proust » auquel répondent les célébrités du moment. Et en parlant de culture grand public, il faut citer l’énorme succès au box-office de la comédie Little Miss Sunshine (2006) dans laquelle l’acteur Steve Carell incarne un spécialiste de Proust qui se remet d’une dépression. Ces références à l’écrivain dans les codes culturels américains seraient-elles en train de transformer Proust en une icône pop, à la façon de Marilyn Monroe par Andy Warhol ?

Découvrir La Recherche grâce aux reading groups

Pour un lecteur américain, se plonger dans La Recherche reste une entreprise solitaire mais qui peut se prolonger dans le cadre d’une activité sociale – celle du reading group. En témoigne le nombre de ces clubs de lecture consacrés à Proust à New York, mais aussi à Boston, à San Francisco et dans des lieux plus inattendus comme Miami et Sarasota en Floride, le Rhode Island ou l’Alabama. Comment expliquer cette ardeur à lire collectivement un auteur pour qui toute expérience esthétique reste par définition individuelle – ou, pour reprendre les mots que Proust applique à la création artistique, « l’enfant non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence » ?

Harold Augenbraum, le directeur de la National Book Foundation (qui remet chaque année les prestigieux National Book Awards), a ainsi créé la Proust Society of America en 1996. « La Recherche représente une sorte d’Everest littéraire, une œuvre que l’on perçoit comme un relief trop impressionnant pour en entreprendre l’escalade seul », explique-t-il. « Le fait d’appartenir à un groupe d’autres néophytes qui n’ont jamais lu Proust est à la fois rassurant et motivant. » Au-delà d’un élan de motivation collective, quel plaisir trouve-t-on à lire La Recherche avec d’autres ? L’émulation de la discussion, bien sûr, mais aussi et surtout la naissance d’amitiés profondes qui triomphent du passage du temps. C’est le cas d’un petit cercle new-yorkais, créé informellement en 1971 par deux anciens étudiants de Harvard pour se plonger dans la lecture de La Recherche, qu’ils n’avaient pas terminée à l’université. « A cette époque, nos vies professionnelles avaient bien démarré et c’était le moment ou jamais de combler cette lacune », expliquent Ashton Hawkins et Robert MacDonald, les fondateurs de cette confrérie littéraire. Le groupe qui, tel un salon proustien, compte un noyau dur d’une dizaine de fidèles, n’a jamais cessé de se réunir depuis 42 ans !

« Proust a été une révélation », précise Robert MacDonald. « Mon seul désaccord avec lui porte sur l’amitié. Je ne partage pas son pessimisme à l’égard des relations humaines. » Dînant à tour de rôle chez les uns et les autres, ces membres de l’élite new-yorkaise – auxquels s’est joint, pendant un temps, le photographe Richard Avedon – ont commencé par lire Proust avant d’aborder d’autres écrivains. Tolstoï, Mann, Faulkner, Kafka, Stendhal, Kawabata et bien d’autres leur ont ainsi permis de couvrir une topographie impressionnante de la littérature mondiale, avec plus de 250 chefs-d’œuvre à leur actif ! « Après avoir lu La Recherche ensemble, nous avions l’impression d’avoir accompli quelque chose d’important, du point de vue intellectuel et humain, et nous voulions continuer ce voyage au sein de la littérature. Lire Proust a été comme visiter et être conquis par un pays : cela donne l’envie de découvrir d’autres territoires. »

Aborder en terra incognita proustienne peut néanmoins se révéler ardu. Prendre possession d’un roman implique une perte initiale de repères, l’acceptation d’être « déboussolé ». A Columbia, Antoine Compagnon analyse ainsi ce phénomène : « Durant les trente ou cinquante premières pages d’un roman, le lecteur est égaré et il éprouve habituellement un trouble. Il manque de repères, ignore où il va, se demande quoi attendre. » Dans le cas de La Recherche, à la désorientation initiale du narrateur allongé dans son lit correspond aussi celle du lecteur, qui ignore où ce texte va l’emmener… Aux Etats-Unis comme ailleurs, cette étape ingrate joue contre Proust. Mais dans l’optique américaine, aucun obstacle – fût-il long de 4 000 pages – ne saurait être définitivement rédhibitoire. Le lecteur américain découragé par Proust se voit offrir de nombreux viatiques pour lui faciliter la tâche. On ne compte plus les guides défrichant l’œuvre proustienne, à grand renfort de résumés de l’intrigue, d’arbres généalogiques et autres index des personnages. Ces ouvrages ne sont pas destinés à un public étudiant mais à un lectorat adulte, désireux d’apprendre – une approche pratique qui s’inscrit dans la logique des self-help books, secteur prospère de l’édition américaine.

« Proust ne doit pas devenir une chasse gardée universitaire », affirme le professeur William Carter, auteur de l’imposante biographie Marcel Proust: A Life et d’un film documentaire sur l’écrivain. Le risque est minime, serait-on tenté de répondre. En effet, les chercheurs américains n’hésitent pas à sortir Proust de sa tour d’ivoire, et de la leur, pour vulgariser son œuvre. C’est précisément le cas de William Carter, qui a mis au point le site Internet Proust-Ink.com. Proposant un cours en ligne sur La Recherche, ce site se veut un centre de ressources pour les Proustiens du monde entier. A la question « Proust pourrait-il survivre à cette ère du tout-numérique ? », la réponse incite à l’optimisme. Car Proust occupe une place importante dans la blogosphère américaine : on ne compte plus le nombre de sites qui lui sont consacrés, de qualité inégale, mais qui montrent l’enthousiasme provoqué par cet écrivain qui, loin d’être tombé en désuétude du fait de la technologie, s’y est adapté mieux que d’autres. Et que dire des lecteurs assidus que l’on voit, dans le métro new-yorkais, tirer leur smartphone de leur poche et se plonger dans La Recherche ? En ce début de XXIe siècle, Proust s’offre une cure de jouvence numérique !


« Proust Weekend », Villa Albertine, 3-4 décembre 2022.

 

Article publié dans le numéro de septembre 2013 de France-Amérique. S’abonner au magazine.