Antoine Compagnon se « sen[t] bien » à Columbia. Titulaire pendant quinze ans de la chaire « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie » au Collège de France, il navigue aujourd’hui avec aisance les différences de l’enseignement supérieur français et américain. Il se souvient encore de son premier séminaire à New York, en 1985. Il avait interrompu l’exposé d’une étudiante, sentant qu’elle perdait son auditoire. La réponse de celle-ci : « You are not supportive enough. » Il constate qu’aux Etats-Unis, les professeurs procèdent par maïeutique, alors qu’en France, on attend d’eux une parole magistrale. Il reconnaît qu’il est plus stimulant pour les élèves de laisser la discussion suivre son cours, au risque de s’enliser si l’enseignant n’est pas suffisamment directif. Il lui paraît aussi nécessaire de faire quelques mises au point pour que les étudiants ne quittent pas le cours avec des lacunes ou des incompréhensions.
Ayant dirigé de nombreuses thèses à la Sorbonne comme à Columbia, il a pu également constater des différences dans la démarche intellectuelle des étudiants. En France, l’art de la dissertation structure l’esprit des élèves et leur permet d’aborder tout sujet. En contrepartie, cette rigueur bride leur créativité, si bien qu’Antoine Compagnon interdit à ses étudiants de faire un plan à l’avance. « Commencez par vous perdre », leur conseille-t-il. Les élèves américains sont plus créatifs mais ne savent pas par où commencer, car on leur a appris à faire des essais d’une seule traite, et non à construire un plan. « Au fond », conclut-il dans Une question de discipline (2013), « il faut croiser les méthodes française et américaine pour faire une bonne thèse, la pédagogie cartésienne, jésuite, républicaine et la pédagogie protestante, rousseauiste, démocratique ».
Deux expériences fondatrices : les Etats-Unis et le lycée militaire
Antoine Compagnon, né à Bruxelles, garde un souvenir ému de son arrivée dans le port de New York, sur un paquebot de la French Line. Il découvre les Etats-Unis au début des années 1960 lorsque son père, un officier qui a participé à la libération de Paris en août 1944, est promu attaché militaire auprès de l’ambassade de France à Washington. Inscrit dans la capitale à la Maret School, une école privée fondée par trois sœurs françaises au début du XXe siècle, il s’initie à l’anglais – une langue qui restera celle dans laquelle il a « connu la liberté » – et prend goût à la lecture. Dans la vaste bibliothèque de l’école, il découvre le nouveau roman, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Marguerite Duras, avant de se tourner vers des auteurs plus classiques.
A son retour en France à la fin des années 1960, il intègre le lycée militaire du Prytanée, dans la Sarthe, où il entame un cursus scientifique. Expérience aussi rude qu’intense qu’il relate de façon romancée dans La classe de rhéto (2012) : « Au cours de mes années d’internat, la vie en commun a été l’occasion d’une authentique éducation sociale, politique, civique, sentimentale psychologique. » Au lycée puis en classes préparatoires, il lit énormément. Les grands romans, comme son séjour aux Etats-Unis et l’école militaire, sont pour lui autant de leçons de vie : « Les livres élargissent notre expérience du monde, ils nous instruisent de situations que nous n’avons pas vécues, ou pas encore vécues. »
De Polytechnique à la littérature
A l’issue de la prépa, il intègre l’Ecole polytechnique et participe à l’aventure intellectuelle du début des années 1970. Il fréquente les séminaires de Michel Foucault, Louis Althusser et Jacques Lacan, les clubs de jazz et les salles de cinéma. Brillant en mathématiques et en physique, il cherche à concilier ces disciplines avec son attirance pour la littérature. En 1972, il revient pour la première fois aux Etats-Unis avec une bourse d’été pour étudier à Columbia : il y suit un séminaire de logique et de philosophie du langage, avec le souci de jeter un pont entre les lettres et les sciences.
En parallèle de son service militaire, Antoine Compagnon obtient une maîtrise de lettres, avant de déposer un sujet de thèse de doctorat sur les mécanismes de la répétition en littérature, ce qui lui permet de conjuguer linguistique, logique et philosophie du langage. « Je serais tenté de dire que la question que je posais à la littérature était celle d’un ingénieur », explique celui qui se destina jusqu’à l’âge de 25 ans à une carrière dans les ponts et chaussées. « J’étais cet ingénieur qui se demandait comment un livre se fabriquait, en particulier à partir d’autres livres. » Son doctorat en poche, il enseigne pendant un temps à Rouen avant d’accepter un poste de professeur de littérature française à Columbia.
Un regard averti sur la France et l’Amérique
Ses activités en France et aux Etats-Unis sont aujourd’hui complémentaires. Elles « contribuent à un certain équilibre », puisque les expériences d’enseignement sont différentes. Dans les écoles parisiennes, Antoine Compagnon parle devant de grands amphis : ses cours au Collège de France sont libres, accessibles à tous et bondés. (Regardez ci-dessous sa leçon inaugurale, donnée le 30 novembre 2006.) Ses enseignements américains, en revanche, avec une douzaine d’étudiants, ressemblent davantage à des séminaires de recherche. Ils constituent le « laboratoire » des futures leçons données au Collège de France. Autre différence : les rapports entre enseignants et étudiants, assez étroits du côté américain et qui ne se resserrent en France que par nécessité, souvent dans le cadre d’une thèse.
Antoine Compagnon aime cultiver le paradoxe et la complexité, dans un style accessible. Son maître-mot et le moteur de sa recherche ? « La perplexité. » Il aime la susciter chez ses élèves pour les faire réfléchir et progresser. Venu à la littérature par des voies détournées, le « quasi autodidacte » estime que seule l’interdisciplinarité permet de générer une pensée audacieuse et originale. « Il est bon de sortir de sa spécialité pour y revenir plein d’usage et raison », affirme-t-il. Cependant, il se méfie du mélange des disciplines, des amalgames et des transpositions de méthodes. Il s’agit plutôt de « traverser une discipline pour mieux trouver de quoi en enrichir une autre ».
La défense d’une « certaine culture littéraire »
Spontanément attiré par les classiques de Montaigne, Racine, Stendhal, Baudelaire, Proust et Pascal, il aime aussi exhumer des auteurs qu’il estime injustement oubliés, comme Ferdinand Brunetière ou Bernard Faÿ, qui ont eux aussi – et ce n’est sans doute pas une coïncidence – entretenu des liens avec les Etats-Unis. Pendant quinze ans membre du jury du prix de traduction de la French-American Foundation USA, il a ainsi pu rencontrer au travers des programmes universitaires américains Patrick Modiano, Pascal Quignard, Pierre Bergounioux, Annie Ernaux et Pierre Michon, auteurs pétris de culture littéraire qui s’inscrivent selon lui dans une tradition française en voie de raréfaction. Quid des diagnostics pessimistes sur la santé de la littérature française ? « Ce catastrophisme résulte de la myopie des commentateurs ! »
De même qu’il n’a pas voulu choisir entre la démarche littéraire et la démarche scientifique, les anciens et les modernes, l’enseignement et l’écriture, Antoine Compagnon ne souhaite pas choisir entre la France et les Etats-Unis. C’est avec passion qu’il explique l’importance de sa vocation : « Enseigner la littérature française aujourd’hui, c’est défendre une certaine culture humaniste, littéraire, sa place dans la formation scolaire générale. Quand je parle de défense, ce n’est pas parce que la littérature serait attaquée, mais plutôt méconnue. Il en va de même pour la culture scientifique, où la crise des vocations est encore plus grave. »
Article publié dans le numéro de juin 2014 de France-Amérique. S’abonner au magazine.