Poutine et les oligarques ! Comme si l’un n’allait pas sans les autres et réciproquement. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, en décembre 1991, les termes oligarchie et oligarques se sont substitués à ceux de nomenklatura et d’apparatchiks. Le changement lexical va au-delà de la sémantique. Dans le système communiste, c’est de leur position au sein même de l’appareil d’Etat que les apparatchiks (les membres de cet appareil, en russe), les hauts fonctionnaires civils et militaires en quelque sorte, et la nomenklatura (liste, en russe), l’équivalent générique, tiraient leur richesse. Dans la Russie d’aujourd’hui, on place sous le vocable oligarchie une minorité d’hommes d’affaires qui, en lien avec le pouvoir, se sont considérablement enrichis depuis 1991. L’un des plus célèbres étant Roman Abramovitch, milliardaire installé à Londres, hier encore président du célèbre club de football de Chelsea.
Remis au goût du jour à l’occasion de cette évolution historique majeure en Russie, le terme remonte à l’Antiquité grecque. Formé d’oligos, « petit », et arkhê, « commandement », l’oligarchie désigne alors un pouvoir détenu par quelques individus. Au fil du temps, les termes qualifiant les différents types de gouvernement se sont multipliés, le suffixe « cratie », du grec kratos, « pouvoir », s’ajoutant à celui d’« archie » pour constituer ces mots.
Ainsi distingue-t-on, entre autres, le système où le pouvoir est occupé par un seul individu, l’autocratie ; celui dévolu aux plus méritants, en fait ceux qui sont bien nés, l’aristocratie (aristos, « le meilleur ») ; celui où il est accaparé par les plus fortunés, la ploutocratie (ploutos, « richesse »). En théocratie (de theos, « Dieu »), à l’image de l’Iran des mollahs, les religieux sont aux commandes. Sur le même modèle ont été forgés une kyrielle de mots désignant des catégories de population disposant d’une prééminence sociale spécifique : la technocratie (les techniciens et scientifiques), la gérontocratie (les vieux), la kleptocratie (les profiteurs, les corrompus), la phallocratie (les hommes, par rapport aux femmes)… Sans oublier la bureaucratie.
Pour ce qui est du pouvoir politique lui-même, la monarchie, comme chacun sait, est le gouvernement d’un seul individu, souvent investi d’une certaine sacralité religieuse, notamment dans le cas des rois et empereurs européens ou des émirs au Moyen-Orient. Hier absolues, la plupart des monarchies, en Europe du moins, sont maintenant constitutionnelles, le souverain n’ayant plus qu’un rôle symbolique. Ces monarchies, ainsi, appartiennent à la catégorie des démocraties (du grec dêmos, « peuple »), systèmes dans lequel les citoyens exercent le pouvoir directement ou élisent des représentants pour former un organe dirigeant tel un parlement.
Le problème est que si la démocratie garantit l’égalité des citoyens devant la loi, elle n’empêche pas la création d’inégalités sociales souvent criantes. D’où la profusion de vocables pour fustiger les puissants, les nantis, les hiérarques, la caste dirigeante, l’oligarchie. Dans la France d’aujourd’hui, ce dernier terme est ainsi employé à tout bout de champ, avec une tonalité éminemment péjorative, cela va de soi, pour dénoncer un pouvoir exercé à leur seul profit par un petit nombre d’individus. Qu’elle soit « financière », « affairiste » ou « énarque », cette supposée oligarchie est une cible de choix dans le discours antiélitiste. Dans la rhétorique de l’extrême droite, le mot a remplacé celui d’« establishment », « établissement » dans sa version francisée, qu’affectionnait Jean-Marie Le Pen.
Le piquant de l’affaire est que les plus prompts à mobiliser la thématique antiélitiste appartiennent eux-mêmes à l’élite. C’est vrai aux Etats-Unis, avec le milliardaire Donald Trump. C’est vrai aussi en France, où les chefs de file des courants populistes d’extrême gauche et d’extrême droite sont pour la plupart des professionnels de la politique dont la carrière s’est construite dans le giron – et aux frais – du système qu’ils vilipendent. On connaît l’expression : « Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais… »
Article publié dans le numéro de janvier 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.