The Wordsmith

Francocide, du fantasme à la réalité

Calqué sur féminicide et génocide, ce mot est utilisé par l’ultra-droite en France pour dénoncer le meurtre de Français et de Françaises tués, selon elle, en raison de leur nationalité.
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© Sylvie Serprix

Un mot revient désormais régulièrement dans le discours de l’extrême droite : francocide. On a pu s’en rendre compte, en octobre dernier, lorsque le corps affreusement mutilé de la jeune Lola, 12 ans, a été retrouvé dans une malle déposée dans l’immeuble parisien où vivait l’adolescente. Pour le deuxième anniversaire de la mort de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie assassiné le 16 octobre 2020 dans le Val-d’Oise, ce même terme a fait florès dans la « fachosphère ».

Dans les deux cas, des « Français de souche » ont été tués par des immigrés musulmans. Faisant fi de toute décence comme à son habitude, l’extrême droite a saisi l’occasion pour agiter l’épouvantail de la menace étrangère. Eric Zemmour, candidat à la présidentielle de mai 2022 et l’un des porte-paroles patentés de ce courant de pensée, s’en est expliqué : « Le tabassage, le viol, le meurtre, l’attaque au couteau d’un Français ou d’une Française par un immigré ne sont pas un fait divers […]. C’est un fait politique, que j’appellerai désormais francocide. »

Le procédé langagier est aussi habile que pernicieux : il consiste à dresser un parallèle avec d’autres mots composés avec le suffixe « -cide », du latin caedere, frapper, tuer. Francocide fait penser à parricide, féminicide, infanticide et plus encore à génocide, l’élimination méthodique d’un groupe ethnique, comme ce fut le cas avec les juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, les Arméniens dans l’Empire ottoman en 1915-1916, les Tutsis du Rwanda en 1994 ou encore les Cambodgiens victimes de la folie meurtrière des Khmers rouges entre 1975 et 1979.

Le rapprochement est vite fait aussi avec ethnocide, défini comme la destruction de la civilisation d’un groupe ethnique par un autre groupe. Comme si un fait isolé, imputable à un individu mentalement déséquilibré, donc potentiellement irresponsable aux yeux de la justice, pouvait être assimilé au massacre planifié de centaines de milliers de gens ou à l’anéantissement de cultures entières comme cela se déroula après l’arrivée des Européens sur le continent américain.

Avec ses sorties outrancières, Eric Zemmour se pose en véritable héritier de Jean-Marie Le Pen, qui aimait lancer à la cantonade ce genre de mots à la consonance ambigüe. Personne n’a oublié le terme « sidaïque », dont la construction, calquée sur celle de « judaïque », était choquante sans que le mot ne soit répréhensible en soi. Familier des jeux de mots douteux, l’ancien leader du Front national (devenu Rassemblement national en 2018) s’était également illustré par des trouvailles telles que « ripoublique » ou « Monsieur Durafour crématoire ».

Zemmour, il est vrai, ne crée pas lui-même des néologismes de ce type. Le mot francocide, au demeurant, n’est pas nouveau. Il est notamment utilisé au Canada depuis plusieurs décennies pour dénoncer les atteintes à la langue française. L’ancien prétendant à l’Elysée se contente de puiser avec jubilation dans le vocabulaire des théoriciens de l’extrême droite. Ainsi du fumeux « grand remplacement », thèse popularisée par l’essayiste Renaud Camus mais formulée dès les années 1950 par des néo-nazis. Pour tout ce beau monde, le peuple français indigène est en voie d’être submergé par la population musulmane d’origine étrangère. Une telle prophétie s’appuie sur des projections démographiques réfutées par tous les spécialistes dignes de foi. Peu importe. Susciter la peur et flatter les bas instincts des Français : les ressorts de la propagande de l’extrême droite sont les mêmes depuis des décennies.

Pour ce qui est du prétendu « francocide », le même Zemmour, arguant de deux ou trois faits divers sordides, veut faire croire que les personnes en situation illégale sur le territoire français sont des criminels en puissance et que Lola et Samuel Paty ont été tués parce qu’ils étaient français. Ce qui, à l’évidence, est grotesque. Une fois retombée l’émotion, légitime, suscitée par ces drames affreux, quel impact peuvent avoir les formulations nauséeuses des Zemmour et compagnie ? Comme dit le proverbe latin, Audacter calumniare, semper aliquid haeret : « Calomniez audacieusement, il en restera toujours quelque chose. » Le venin raciste n’a pas fini d’empoisonner les esprits.


Article publié dans le numéro de décembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.