Théâtre de conflits sociaux à répétition, la France n’en finit pas d’étaler à la face du monde ses contradictions et tensions internes. Au mouvement des Gilets jaunes de 2018-2019 ont succédé la contestation de la réforme des retraites au premier semestre 2023 puis, récemment, les émeutes urbaines consécutives à la mort d’un adolescent franco-algérien de la banlieue parisienne, Nahel, tué d’un coup de feu par un policier le 27 juin.
Un vocabulaire spécifique accompagne ces mouvements, souvent très violents, qui marquent durablement la scène politique. A l’occasion des émeutes de juin 2023, le mot « ensauvagement » a (re)surgi dans la bouche du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, provoquant, ce qui n’a rien d’étonnant, une levée de boucliers. Car ce vocable construit à partir de « sauvage » peut sembler faire référence aux origines, souvent maghrébines ou subsahariennes, des jeunes personnes incriminées.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on utilise ce terme « sauvage » et ses dérivés pour stigmatiser un individu ou un groupe en les renvoyant à leur identité ou leur comportement spécifiques. Issu du bas latin salvaticus, altération de silvaticus (de silva, « forêt ») et signifiant « qui est fait pour le bois », « qui pousse (ou vit) dans les bois », « sauvage » s’emploie dès le Moyen Age pour désigner des gens, ermites ou brigands, qui vivent, solitaires, dans les forêts. A l’état de nature, donc.
A partir du XIIe siècle, le sens évolue pour diaboliser les étrangers, considérés comme des êtres sous-civilisés. Sont particulièrement concernés les Sarrasins (les Arabes), qui occupent alors l’Espagne, les éternels ennemis anglais, ainsi que les odieux voisins germaniques. Au point que ces derniers sont qualifiés de « pute [comprendre « puante »] gent sauvage » dans « La chanson des Saisnes » relatant la guerre entre Charlemagne et les Saxons. Cet usage du mot perdurera. Avec la colonisation du monde par les Européens, à partir de la fin du XVe siècle, ce sont les peuples passés sous leur coupe, souvent qualifiés aussi de « primitifs », qui hériteront du label.
Aujourd’hui, le mot n’est plus toléré qu’en tant qu’adjectif, et ce avec deux acceptions principales. Soit pour caractériser des espèces animales et végétales non domestiquées qui vivent ou poussent librement dans la nature, comme les canards sauvages ou la menthe sauvage. Soit pour qualifier des actes sortant du cadre légal, qu’il s’agisse de concerts, d’affichage ou encore de manifestations.
Le terme « ensauvagement » n’est pas non plus tombé du ciel (Gérald Darmanin, au demeurant y avait eu déjà recours en 2020). On le trouve par exemple sous la plume de l’écrivain Charles-Augustin Sainte-Beuve qui, dans les années 1860, avance que la guerre « ensauvage les cœurs ». Avant que l’extrême droite, suivie par une partie de la droite, le reprenne à son compte au début des années 2000 pour dénoncer une (prétendue) montée de la violence et de la délinquance dans la société, que ne confirment ni les statistiques policières ni les études sérieuses sur le sujet.
Il y a près d’un quart de siècle, en 1999, un autre ministre de l’Intérieur, le socialiste Jean-Pierre Chevènement, avait eu l’audace d’introduire dans le discours politique un terme de la même famille, « sauvageon ». Dans le lexique de l’agriculture, il s’agit d’un arbre qui a poussé spontanément, sans donc être cultivé. Cela peut être aussi le rejet sauvage d’un arbre greffé. Par analogie, un sauvageon est un enfant livré à lui-même, faute d’éducation. C’est bien sûr ce qu’avait en tête Jean-Pierre Chevènement en visant ainsi les mineurs délinquants.
Rien de très méchant, en fin de compte, comparé à ce qu’on a entendu par la suite. Le futur président Nicolas Sarkozy n’affirmait-il pas, en 2005, en ciblant les jeunes des quartiers populaires, qu’il voulait débarrasser la France de ses « racailles » ? Mieux encore, si l’on ose dire, des syndicats policiers n’y sont pas allés avec le dos de la cuillère, en juillet dernier, en appelant à la guerre contre les « nuisibles ». Pour ceux qui l’auraient oublié, c’est sous cette appellation qu’on range des animaux tels que les rats et les cafards.
Contraint à un discours plus mesuré, le président Emmanuel Macron a parlé de son côté d’« incivilités ». Un terme qui met l’accent sur le comportement des auteurs de destructions et d’autres actes délictuels et interdit tout soupçon d’allusion à leurs origines. Reste qu’au quotidien le mot « sauvage » est omniprésent. Nous l’utilisons tous, à tout moment, pour fustiger tel ou tel individu qui sort des clous, que ce soit en jetant un détritus sur la voie publique ou en forçant le son de son téléviseur.
Désolé pour Jean-Jacques Rousseau et son fameux mythe : les « bons sauvages » se font de plus en plus rares.
Article publié dans le numéro d’octobre 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.