« Vous êtes des nôtres ! » En 1894, Edgar Degas, le maître impressionniste réputé misogyne et intraitable ne peut s’empêcher d’exprimer son admiration devant les dessins qu’une jeune femme brune, recommandée par Toulouse-Lautrec, est venue lui présenter à son domicile, rue Victor-Massé à Paris. Il sera le premier à acheter une œuvre à celle qu’il prénommera « la terrible Maria » possédant le « génie du dessin ».
Née Marie-Clémentine Valadon en 1865 dans le Limousin, la jeune femme est déjà célèbre dans le milieu artistique de l’époque, mais pour une autre raison. On la connaît comme « Maria », le modèle favori de Renoir (voir ci-dessous) et de Puvis de Chavannes. Sa beauté expressive, son corps souple et son agilité de comédienne lui font endosser sur leurs toiles le rôle d’une danseuse aux joues fraîches, d’une dame aux longs gants blancs ou d’une étourdissante baigneuse. Elle est sirène contorsionniste chez l’Autrichien Gustav Wertheimer, fêtarde fatiguée dans Gueule de bois de Toulouse-Lautrec.
De l’autre côté du chevalet toutefois, loin de se cantonner au rôle d’objet, pose une observatrice surdouée qui manie depuis l’enfance craies et crayons et esquisse sur le papier ou le trottoir des moments de vie et des instants suspendus. « Elle passait beaucoup de temps dans les ateliers d’artistes et regardait, écoutait, apprenait », observe Nancy Ireson, conservatrice en chef de la Barnes Foundation. « Etre modèle l’a aidé à comprendre de quoi étaient faites les images et une bonne composition. C’est une autodidacte, certes, mais exposée à de nombreux artistes et douée d’une grande acuité visuelle. »
Gamine des rues
Môme de la butte Montmartre où sa mère, lingère et femme de ménage, l’élève seule, elle fuit une éducation religieuse et enchaîne les petits boulots : apprentie couturière, vendeuse de légumes, acrobate. Elle rencontre à 15 ans ses premiers succès comme modèle et développe un style de vie d’une extrême liberté, le goût des cabarets et des amours changeantes. A 18 ans, elle est mère et obtient d’un ancien amant et ami catalan, le critique Miquel Utrillo, qu’il reconnaisse son fils, Maurice, et lui donne son nom. Elle aurait aussi inspiré le célèbre morceau Vexations au compositeur Erik Satie, meurtri d’amour après six mois de passion et une rupture sans retour.
C’est au « nain » Toulouse-Lautrec qu’elle doit son prénom d’artiste : Suzanne, inspiré de l’épisode biblique « Suzanne et les vieillards », dans lequel une jeune femme surprise au bain doit se défendre contre les avances de deux libidineux. Non sans humour, elle signe de ce nom ses portraits à la mine de plomb, au fusain et à la sanguine. A la recherche de nouveaux défis, elle s’initie avec Degas à la gravure au vernis mou et, dès les années 1890, à la peinture à l’huile.
Dans un monde quasi-exclusivement masculin, ses œuvres font mouche. En 1894, elle est la première femme admise à la Société nationale des beaux-arts, en rupture avec le Salon officiel, et se fait remarquer des marchands et collectionneurs. Suzanne Valadon doit ses premiers succès à ses portraits et autoportraits, ses scènes de la vie enfantine et ses nus. Elle admire la palette des impressionnistes mais s’en affranchit en soulignant le contour des corps par un cerne noir, un trait mordant et prodigieux qui capture avec génie un moment, un mouvement.
Une artiste en avance sur son temps
L’exposition Model, Painter, Rebel souligne ces prouesses techniques et ce qui fait de Suzanne Valadon une artiste à la résonance contemporaine, en avance sur son temps. En 1909, elle peint Adam et Eve, une de ses toiles les plus célèbres, dans laquelle elle se livre au rare exercice de l’auto-portraiture nue aux côtés – chose encore plus rare – de son jeune amant, le modèle André Utter, nu également. Le désir et l’érotisme qui se dégagent de cette toile célèbrent la sensualité retrouvée de l’artiste, alors âgée de 44 ans et enlisée dans un mariage bourgeois et ennuyeux.
Dès lors, l’artiste entame une période aussi riche que prolifique, embrassant dans ses toiles les grands thèmes de ce tournant de siècle : l’émancipation de la femme, désormais libre de porter des pantalons et fumant la cigarette ; l’observation froide d’un corps vieillissant, des années avant Alice Neel ; la redéfinition des canons de la beauté, plus uniquement blanche, avec Vénus noire en 1919 ; l’émergence d’un cadre familial non conventionnel et la scandaleuse « trinité maudite » qu’elle forme avec son amant puis mari, André Utter, et son fils, Maurice Utrillo, peintre de talent lui aussi, alcoolique et instable.
Suzanne Valadon a connu de son vivant honneurs et succès : expositions personnelles, achat de ses toiles par l’Etat français, acquisitions de ses œuvres en France et aux Etats-Unis. Mais elle s’est trop souvent vu associer aux hommes de sa vie, son fils notamment, devenu mondialement célèbre et dont Albert Barnes avait acquis douze toiles pour son musée de Philadelphie. Toujours exposées dans la collection permanente, ces œuvres d’Utrillo n’avaient pour l’instant comme seule compagnie filiale qu’une représentation probable de « Maria » par Renoir. Mais aucun Valadon. Pendant le temps de l’exposition, c’est Suzanne qui, enfin, tient le haut de l’affiche.
Suzanne Valadon: Model, Painter, Rebel
Jusqu’au 9 janvier 2022
The Barnes Foundation, Philadelphie
Article publié dans le numéro de novembre 2021 de France-Amérique. S’abonner au magazine.