Portrait

Pannonica, la baronne du jazz

Née Rothschild en 1913, Pannonica de Koenigswarter fut l’ange gardien des plus grands jazzmen qu’elle épaula dans le New York des années 1950 et 1960. Une personnalité flamboyante – un peu excentrique pour une Rothschild ! – qui a toute sa place dans l’histoire du jazz.
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Pannonica de Koenigswarter. © Collection Shaun de Koenigswarter

Imaginez la scène… Tard dans la nuit de l’Amérique ségrégationniste des années 1950, au fond d’un club de jazz enfumé du West Village, une aristocrate blanche d’une grande beauté à l’accent anglais, porte-cigarette aux lèvres, se tient bras dessus, bras dessous avec des musiciens afro-américains trempés de sueur à l’issue d’un concert palpitant. Peu conventionnel pour l’époque ! Tout comme le destin de cette femme au doux nom de papillon. Elle le doit à son père, Charles Rothschild, « banquier par devoir, entomologiste par passion », selon la formule de Nadine de Koenigswarter, artiste peintre à Paris et petite-fille de la baronne. Outre ce nom de lépidoptère, son père lui donne le goût du jazz qu’elle découvre, adolescente, dans sa collection de disques.

Esprit libre et créatif, Pannonica suit des études de dessin en Allemagne, puis rentre en Angleterre où elle apprend à piloter. Sur la piste de l’aérodrome du Touquet, en France, elle fait la connaissance de son futur époux, le baron français Jules de Koenigswarter. Ils se marient en 1935. A l’appel du 18 juin 1940, ils rejoignent le général de Gaulle à Londres avant de rallier l’Afrique équatoriale. Pannonica de Koenigswarter y est tour à tour agent du chiffre, soldat dans les Forces françaises libres – elle convoie du matériel médical à bord d’un vieux cargo, attaqué à plusieurs reprises par des U-Boots –, commentatrice sur Radio Brazzaville et chauffeur militaire.

Après la guerre, Jules devient diplomate. Mais Pannonica supporte mal les obligations inhérentes au rôle d’épouse d’ambassadeur. En dépit de leur amour, le couple se sépare et Pannonica part pour New York où l’entraîne sa passion pour le jazz. Elle y retrouve le pianiste Teddy Wilson. Dans son salon, elle entend pour la première fois le thème emblématique de Thelonious Monk, « ‘Round Midnight ». Une révélation !

Thelonious Monk. © Collection Shaun de Koenigswarter
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Max Roach et Coleman Hawkins. © Collection Shaun de Koenigswarter

En 1954, elle fait la connaissance de Monk en personne lors d’un concert à la salle Pleyel, à Paris. L’année suivante, elle emménage à New York avec sa fille aînée au luxueux Stanhope Hotel, sur la Cinquième Avenue. Elle peint des toiles abstraites et colorées « avec des matériaux incongrus à portée de main » : de l’acrylique, du lait, du scotch ou des parfums. Et devient l’amie, la muse et la mécène des musiciens Duke Ellington, Charlie Parker, John Coltrane, Bud Powell, Miles Davis, Sun Ra, Dizzy Gillespie, Count Basie, Louis Armstrong et surtout… Thelonious Monk, petit-fils d’esclaves devenu « le prophète du jazz ».

La nuit, elle sillonne Harlem et Greenwich Village au volant de sa Bentley décapotable et fait la tournée des clubs. Aux concerts, succèdent les bœufs joyeux et bruyants dans la suite de « Nica », tel que ses amis la surnomment affectueusement. Tantôt manager, elle négocie leurs contrats. Et régulièrement, les nourrit, les héberge et soigne leurs bleus à l’âme. C’est sur son canapé que le saxophoniste Charlie Parker, miné par la drogue et l’alcool, s’éteint le 12 mars 1955, à l’âge de 34 ans. Pour la direction de l’hôtel, c’est le scandale de trop. Cette femme, divorcée, blanche, qui fréquente des musiciens noirs de jazz, et maintenant un mort… Elle doit quitter les lieux.

Sur le conseil de Thelonious, qui passera avec elle les neuf dernières années de sa vie, elle achète une maison à Weehawken, dans le New Jersey, baptisée par Monk Catsville (cats dans l’argot jazz noir américain signifie gars, musicien), puis Cathouse (« bordel ») en raison de la centaine de chats errants recueillis par Nica. Dans ce havre de paix, ces musiciens désargentés pansent leurs blessures. « Nica et ses protégés ont enfin trouvé un lieu où se détendre, créer, jouer au ping-pong, dormir, répéter, faire des jam sessions en toute liberté », commente sa petite-fille. De 1961 à 1967, munie de son Polaroïd, Pannonica immortalisera le visage de ses hôtes. Des centaines d’images rares qui montrent les musiciens dans l’intimité de leur quotidien, les uns dormant, les autres mangeant ou caressant les chats de la propriétaire.

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Pepper Adams, Junior Cook et Slide Hampton. © Collection Shaun de Koenigswarter

Soucieuse de leurs rêves de jazzmen, elle posa à 300 d’entre eux une question particulière : « Si on t’accordait trois vœux qui devaient se réaliser sur-le-champ, que souhaiterais-tu ? » Elle note dans des cahiers leurs réponses – « Etre en bonne santé », « Avoir de l’argent », « Ne plus être victime du racisme », « Etre considéré comme un grand musicien » – et colle leurs photos à côté de chacune. Des témoignages inédits rassemblés dans un livre original, Les Musiciens de jazz et leurs trois vœux, paru en 2006 aux éditions Buchet-Chastel et dont Nadine de Koenigswarter signe la préface.

Cette familiarité ferait presque oublier l’extraordinaire audace de la baronne. A cette période, rappelle sa petite-fille, « le nom de Nica faisait souvent la une des journaux à scandale […]. Cette époque n’était pas tendre avec la mixité. » Fussent-ils des génies du jazz, les protégés de Nica eurent de sérieux démêlés avec la police, mais pas seulement. « Lorsqu’elle accompagnait Monk à ses concerts dans le Sud et qu’il leur arrivait de marcher en se tenant par le bras, les gens changeaient de trottoir ou crachaient par terre sur leur passage. »

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Sun Ra. © Collection Shaun de Koenigswarter
Thelonius Monk et Pannonica. © Collection Shaun de Koenigswarter

Courageuse, Nica n’hésite pas à s’interposer quand la police interpelle Monk sans raison, suppliant les agents de ne pas le frapper sur les mains. Ou à prendre sur elle l’accusation de possession de narcotiques retrouvés dans sa Bentley. Elle interviendra même auprès du maire de New York, John Lindsay, pour exiger la suppression d’une loi discriminatoire imposant aux musiciens des night-clubs de faire enregistrer leurs empreintes digitales. On comprend mieux, dans ce contexte, le vœu unique et déchirant de Miles Davis : « Etre blanc !!! »

En novembre 1988, Pannonica de Koenigswarter décède au cours d’une opération. Ses obsèques furent célébrées à l’église luthérienne St. Peter à New York – l’église du jazz ! Une cérémonie bien sûr ponctuée par un grand concert. Puis, selon son vœu, ses cendres furent dispersées dans l’Hudson River, autour de minuit, comme dans le célèbre morceau de Monk, « ‘Round Midnight ». Témoignage de la profonde estime de ces musiciens à l’égard de celle qui fut leur indéfectible protectrice, ils lui dédièrent une vingtaine de morceaux, dont certains devenus célèbres : « Nica’s Tempo » de Gigi Gryce, « Blues for Nica » de Kenny Drew, « Tonica » de Kenny Dorham, « Thelonica » de Tommy Flanagan, « Nica’s Dream » d’Horace Silver. Et bien sûr, l’inoubliable « Pannonica » de Thelonious Monk.


Article publié dans le numéro d’août 2019 de France-Amérique. S’abonner au magazine.