Le 1er juin 1871, un bateau appartenant à la Compagnie générale transatlantique, le Pereire, entre dans le port de New York après une traversée de treize jours. Frédéric Auguste Bartholdi, un sculpteur originaire de Colmar, en Alsace, âgé d’une trentaine d’années, observe depuis le pont la scène que présentent la foule et les grands vapeurs allant et venant dans la baie. A l’arrière-plan, il distingue quelques collines, Jersey City sur la gauche et celles de Brooklyn sur la droite. Au milieu, en face de Manhattan, une petite île, Bedloe’s Island, occupe le centre de sa vision.
Bartholdi est venu à New York chargé d’une mission bien spéciale. Quelques années auparavant, il avait fait la connaissance à Paris du professeur Edouard René Lefebvre de Laboulaye, dont il avait réalisé le buste en 1866. Laboulaye avait écrit plusieurs ouvrages sur l’Amérique et aimait mentionner, en particulier, l’amitié entre la France et les Etats-Unis, alliés depuis la révolution américaine.
Laboulaye avait avancé, lors d’un dîner, l’idée d’un monument qui serait offert par le peuple français aux Américains à l’occasion du centenaire de leur guerre d’indépendance. Bartholdi lui aurait répondu : « Je lutterai pour la liberté ; j’en appellerai aux peuples libres. Je tacherai de glorifier la république là-bas, en attendant que je la retrouve un jour chez nous ! » On est en 1870 ; l’Alsace et une partie de la Lorraine sont devenues allemandes à la suite de la défaite de Napoléon III devant la Prusse.
Peu à peu, dans l’esprit de Bartholdi prend forme une statue à l’effigie de l’amitié franco-américaine. Lors d’un voyage entrepris dans sa jeunesse en Egypte, il avait découvert les sculptures monumentales aux lignes simples mais puissantes. Il avait rêvé d’ériger un immense phare sous la forme d’une jeune femme drapée dans une tunique antique, le bras droit portant une torche. L’image du phare se transforme. Il ne se détache plus sur le ciel égyptien mais sur celui de New York et la lumière qu’il projette est celle de la Liberté issue du Nouveau Monde, faisant signe à la vieille Europe.
Une Liberté à l’image de sa mère
A l’automne 1871, Bartholdi retourne à Paris et essaie de mobiliser les énergies pour monter son projet de statue mais se heurte à deux problèmes majeurs : l’organisation du financement et l’exécution de cette œuvre gigantesque. Il doit également déterminer quel visage donner à la Liberté. Il avait vu bien sûr le tableau de Delacroix, La Liberté guidant le peuple, mais cette vision d’une femme sculpturale aux vêtements déchirés, se dressant sur une barricade, était trop violente à son goût. Ce qu’il voulait, c’était représenter une Liberté calme, sereine et consciente de sa force. Finalement, il pense à sa mère, Charlotte Bartholdi. Il prêtera ses traits romains au visage de la statue.
Quant au corps drapé de la Liberté, il aurait choisi comme modèle une jeune couturière de Nancy, en Lorraine, Jeanne-Emilie Baheux, dont il tombera amoureux (et épousera dans le Rhode Island en 1884). Il réalise un agrandissement de son modèle d’étude et sculpte une statue de onze mètres et demi qui servira elle-même de modèle pour la statue définitive, quatre fois plus grande.
La statue qu’il conçoit est monumentale : 46 mètres de haut. Le nez mesure à lui seul 1,37 mètre, le pied, 7,65 mètres, et le tour de taille, dix mètres ! La tête, qui peut contenir jusqu’à trente-cinq visiteurs, est surmontée d’un diadème à sept rayons symbolisant les sept mers et continents. De plus, ce colosse sera composé de dizaine de tonnes de cuivre et d’une centaine de tonnes d’acier. Comment l’ériger sans qu’il ne s’écroule ? Il sera exposé à toutes les intempéries. Il devra également contenir un accès à la torche (la statue servira de phare jusqu’en 1902) et reposer sur un piédestal fortement ancré dans la roche pour résister au vent.
Bartholdi s’adresse aux ateliers Gaget, Gauthier et Cie., situés près du parc Monceau à Paris : ils ont déjà réalisé la toiture de l’opéra Garnier, l’archange du Mont-Saint-Michel et le campanile de l’hôtel des Invalides. Il fait également appel à l’architecte Eugène Viollet-le-Duc pour la création de la charpente, mais la mort de ce dernier, en 1879, laisse la structure intérieure inachevée.
Un certain Monsieur Eiffel
C’est alors que Bartholdi s’adresse à un ingénieur dont on commence seulement à parler, Alexandre Gustave Eiffel, qui n’a pas encore construit la fameuse tour parisienne qui porte son nom. Gustave Bönickhausen, plus connu sous le nom de Eiffel, est né à Dijon en 1832. L’ancien élève de l’Ecole centrale des arts et manufactures commence en 1852 sa carrière de bâtisseur.
Après quelques années passées dans le sud-ouest de la France, où il surveille les travaux de la passerelle Saint-Jean, un important pont ferroviaire à Bordeaux, il s’installe à son compte en 1864 comme entrepreneur spécialisé dans les charpentes métalliques. Son exceptionnelle carrière est jalonnée par la construction du viaduc de Porto sur le Douro, puis de la gare de Pest en Hongrie, de la coupole de l’Observatoire de Nice et surtout de l’astucieuse structure de la statue de la Liberté. Créée en 1881, elle est conçue comme une pile de pont pour résister au vent.
Eiffel reprend le projet de Viollet-le-Duc, mais il choisit une structure différente, creuse et légère, pour soutenir la statue. Il dresse quatre pylônes en forme de « L », chacun mesurant près de trente mètres de hauteur. Il ajoute également un pylône de vingt mètres pour le bras, qui s’élève treize mètres au-dessus de l’ensemble. Pour fixer La Liberté éclairant le monde sur son socle, il propose d’utiliser des boulons de quinze centimètres de diamètre, scellés à quinze mètres de profondeur. Une telle profondeur étant nécessaire pour absorber les mouvements de la statue, qui peut osciller jusqu’à huit centimètres sous l’effet du vent ! Trois cents plaques de cuivre martelées sont montées sur cette ossature et fixées à l’aide de 300 000 rivets, rendant l’ensemble à la fois léger, souple et solide.
La structure élastique de la statue et les plis de sa robe la protègent contre la dilatation entraînée par les changements de température. Toutefois, étant faite de fer et de cuivre, elle pourrait se transformer en une gigantesque pile électrique – un phénomène physique dû à l’action sur le métal de l’eau salée des embruns. Pour prévenir ce danger, Eiffel intercale entre chaque jonction fer-cuivre des plaques métalliques garnies de chiffons enduits de minium.
« Un géant de métal » à Paris
La statue grandeur réelle est d’abord assemblée dans les ateliers Gaget et Gauthier. Un article paru dans Le Journal Illustré du 13 mai 1883 décrit la stupeur des Parisiens découvrant la silhouette colossale surgissant des toits : « La tête est achevée, le bras droit est fini ; à mi-corps la Liberté est sortie de terre […]. Des doigts gigantesques, des index de près de deux mètres et demi, sont là, tout fondus, contre la muraille. On se croirait au pays de quelque féerie, dans l’usine où des nains fabriqueraient un géant de métal. »
Sur le terrain acquis pour l’occasion, rue de Chazelles, les ouvriers travaillent par fragment, de façon apparemment décousue : ici, la tête ; là, le bras tenant la torche. Une réplique de quelques mètres sera installée en 1889 à la pointe de l’île aux Cygnes à Paris, sous le pont de Grenelle. Le maquette de Bartholdi, réalisée en plâtre à l’échelle 1/16e, rejoindra la collection du musée des Arts et Métiers. (C’est une copie exacte en bronze, installée en 2011 dans la cour du musée, qui fera le voyage vers les Etats-Unis.)
Le 4 juillet 1884, jour de la fête nationale des Etats-Unis, la statue achevée est remise officiellement à l’ambassadeur américain à Paris, Levi Morton. Il ne reste plus qu’à la démonter et à l’expédier ! Les pièces sont répartis en 241 caisses acheminées en train jusqu’à Rouen et chargées sur le bateau Isère, qui fait son entrée dans le port de New York en juin 1885 – quatorze ans après le premier voyage de Bartholdi – au milieu des salves d’artillerie et des acclamations de la foule.
La statue sera remontée en quatre mois, mais le socle de béton et de granit du Connecticut n’étant pas prêt, ce n’est que le 28 octobre 1886 – déclaré férié pour l’occasion – qu’elle sera inaugurée par le président américain Grover Cleveland. Le moment venu, Bartholdi se hissa jusqu’à la torche et leva l’immense drapeau tricolore qui masquait le visage de la statue. « La majesté de la déesse fut révélée », écrira le New York Times le lendemain. « Les hommes acclamèrent et les femmes applaudirent […] jusqu’à ce que les milliers réunis en son honneur surent que la Liberté a été donnée et acceptée. »
=> Suivez le trajet de la réplique de la statue de la Liberté à bord du cargo Tosca, entre Le Havre et New York. Appareillage le 19 juin 2021 !
=> Ecoutez la créatrice de mode Diane von Fürstenberg, qui est aussi la marraine de la statue de la Liberté, dans le dernier épisode du podcast FrancoFiles, produit par nos amis et partenaires de l’ambassade de France aux Etats-Unis.
=> Enfin, le 23 juin, suivez une conférence en ligne (en anglais) sur le thème « La statue de la Liberté : Le renouveau d’un symbole ». Y participeront notamment l’ambassadeur de France aux Etats-Unis Philippe Etienne, le critique américain d’architecture Philip Kennicott, l’administrateur général du Conservatoire national des arts et métiers Oliver Faron et l’historien Pap Ndiaye, récemment nommé directeur du Musée national de l’histoire de l’immigration à Paris.