Book Review

Anne Berest : le roman vrai d’une mémoire trouée

Romancière et scénariste, Anne Berest a raconté dans Gabriële, co-écrit avec sa sœur Claire, l’histoire de leur arrière-grand-mère, épouse du peintre Francis Picabia et résistante héroïque pendant la Seconde Guerre mondiale. Renouant avec l’enquête familiale, elle se penche dans La carte postale sur la disparition de quatre membres de sa famille, morts en déportation. Un roman émouvant et captivant récemment traduit en anglais, récompensé par le Choix Goncourt américain et le Renaudot des lycéens.
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© Laurent Zabulon

Comme la lettre volée de Poe, la carte postale était là, bien en évidence et pourtant invisible. Pendant dix ans, Anne Berest a oublié l’existence de la macabre missive reçue par sa mère, la linguiste Lélia Picabia, où quatre prénoms sont inscrits au dos d’une photo défraîchie de l’opéra Garnier. Ephraïm, Emma, Jacques et Noémie, morts à Auschwitz en 1942, étaient les grands-parents maternels, l’oncle et la tante de Lélia.

Rattrapée par ses origines juives alors qu’elle est enceinte, puis, à la veille de ses 40 ans, lorsque que sa fille est la cible d’une remarque antisémite à l’école, la narratrice ressent un besoin urgent de connaître et de retrouver l’auteur de la carte postale. « J’ai senti au pied de mon lit l’eau trouble d’un bain saumâtre », écrit Anne Berest, « un jus qui suintait, le jus sale de la guerre, stagnant dans les zones souterraines remontant des égouts, jusqu’entre les lattes de mon parquet ». Reprenant l’investigation où sa mère l’a laissée, elle ouvre les boîtes d’archives, emprunte toutes les pistes possibles, recourant même aux services d’un graphologue et d’un détective privé.

Comme un jeu de miroirs, la narration suit deux fils parallèles. D’un côté, le destin d’Ephraïm et Emma, persécutés et jetés sur les routes de Moscou vers Riga, Haïfa puis Paris, où ils s’installeront alors que les juifs d’Europe sont déjà persécutés. De l’autre, la fuite de Myriam, la grand-mère d’Anne Berest, qui a échappé à la déportation grâce à son mariage avec Vicente Picabia et réussit à passer en zone libre avec l’aide de Gabriële, sa belle-mère. Entre enquête documentaire et roman vrai, Anne Berest plonge dans le passé comme on s’enfoncerait dans un territoire inconnu, tisse des liens entre les époques et les personnages, met au jour un réseau de correspondances et de conversations intérieures, comme celle qu’elle entretient avec sa grande-tante Noémie, écrivaine en devenir morte prématurément. Un beau livre sur la transmission, la judéité et les pouvoirs de la fiction qui prend le relais d’une mémoire familiale trouée.

La carte postale d’Anne Berest, Grasset, 2021. 512 pages, 24 euros.


Article publié dans le numéro de juillet-août 2023 de France-Amérique. S’abonner au magazine.