Il y a peu de chance que vous ayez vu, de vos propres yeux, les Espaces d’Abraxas : un ensemble HLM de six cents logements aux allures de cité antique, situé dans un quartier défavorisé de la Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne. Seuls les curieux s’y aventurent. Mais vous connaissez peut-être sans le savoir leur architecture monumentale. Composée de trois immenses bâtiments disposés en cercle – le Théâtre, le Palacio et l’Arche au centre –, elle fascine et attire les metteurs en scène français et américains à la recherche de décors apocalyptiques.
Le lieu a servi de décor au film culte d’anticipation de Terry Gilliam, Brazil (1985). C’est aussi la capitale du monde dystopique de la saga hollywoodienne Hunger Games (2014, 2015) dans laquelle l’actrice Jennifer Lawrence mène la fronde contre une société structurée en castes. Un scénario qui ne devait pas déplaire à Ricardo Bofill, membre dans sa jeunesse de la Gauche divine, un collectif d’artistes et intellectuels antifranquistes prônant liberté et démocratie. Ces affinités politiques lui ont valu, en 1957, d’être expulsé de l’Ecole technique supérieure d’architecture de Barcelone et contraint à l’exil à Genève.
La Suisse donne à Ricardo Bofill l’occasion de parfaire sa maîtrise du français, qu’il parlait couramment. Son élégance vestimentaire – chemise immaculée, costume ajusté – et sa silhouette altière ont façonné l’image médiatique raffinée de cet amoureux de la France qui citait parmi ses influences la Renaissance italienne, les architectes François Mansart et Claude-Nicolas Ledoux et le philosophe, poète et naturaliste Henry David Thoreau.
Des palais pour le peuple
En France, Ricardo Bofill a consacré son temps à créer des logements grandioses à la portée des plus modestes. Sollicité dans le cadre de la politique des villes nouvelles que le gouvernement français a initiée pour la périphérie de Paris à partir des années 1960, il entend rompre avec la monotonie des cités-dortoirs et apporter de la vie et de la beauté dans ces quartiers souvent négligés. La plupart de ses créations françaises sont des HLM aux lignes bien éloignées des codes habituels. Chez lui, pas de barres d’immeubles en béton gris, mais une architecture ambitieuse et ornementale : façades blanches, frontons, colonnades, moulures, arcs de triomphe.
A Montpellier, il dessine tout un quartier, long de près d’un kilomètre, qu’il baptise Antigone. Il recourt à l’art du trompe-l’œil en utilisant du béton teinté qui imite la pierre et loge ses escaliers dans d’immenses colonnes rappelant la Grèce antique. Il agrémente les espaces verts de reproductions de statues antiques, comme la Victoire de Samothrace. Dans l’agglomération de Saint-Quentin-en-Yvelines, pour réaliser les Arcades du Lac, il s’inspire du château de Chenonceau, du pont d’Avignon et de l’aqueduc romain de Ségovie et construit son ensemble de HLM les pieds dans l’eau, au milieu d’un plan d’eau artificiel.
L’échec d’une utopie
Ses œuvres de banlieue se voulaient, en théorie, une sorte de « Versailles pour le peuple ». Pourtant, près de quarante ans après leur inauguration, ces prouesses artistiques divisent. A Paris, les résidents du complexe des Echelles du Baroque, construit en demi-lune derrière la gare Montparnasse, se plaignent de l’étroitesse des fenêtres. Les habitants dénoncent aussi la vétusté des Espaces d’Abraxas. Le béton préfabriqué aux teintes rose clair au soleil vire au noir par mauvais temps. D’où son surnom : « Alcatraz », la célèbre prison américaine, ou « Gotham City », la ville de Batman.
Surtout, les résidents critiquent l’absence d’espaces verts, d’ouvertures sur l’extérieur et se plaignent de l’insécurité dans ces gigantesques espaces où la police n’ose guère s’aventurer. Cet échec révèle les limites d’une utopie : l’architecte ne peut à lui seul réparer les torts de la politique urbaine, ni trouver des solutions universelles. Un temps menacé de démolition, son grand ensemble en Seine-Saint-Denis fait l’objet d’un projet de réhabilitation tandis qu’un nouveau programme de six cents logements, les Jardins d’Abraxas, conçu par le même Ricardo Bofill, a commencé à être livré l’an dernier. L’utopie bofillienne n’a pas dit son dernier mot !
Portfolio publié dans le numéro de mars 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.