Le 25 janvier 1924, un soleil radieux illumine le village de Chamonix et le massif du Mont-Blanc. Les délégations internationales se succèdent à la tribune d’honneur pour la cérémonie d’ouverture des premiers J.O. d’hiver. Le porte-drapeau américain, qui vient d’arriver des Etats-Unis avec ses compatriotes, a encore le mal de mer. Agrippé à sa bannière, planté sur la glace de la patinoire, Clarence « Taffy » Abel prononce le serment olympique, « pour l’honneur de nos pays et la gloire du sport ». Son français approximatif amuse la foule, mais le hockeyeur se rattrape avec humour : « Je préfère trébucher dans mon élocution plutôt qu’au moment de tirer ! » L’histoire lui donnera amplement raison, avec quinze buts inscrits avant la fin de la compétition.
La Semaine internationale des sports d’hiver
Chamonix n’est pas un choix anodin. Enserrée entre le massif des aiguilles Rouges et celui du Mont-Blanc, à 1 035 mètres d’altitude, c’est l’une des communes les plus hautes d’Europe occidentale. Façonnée par l’alpinisme depuis la fin du XVIIIe siècle, c’est aussi à Chamonix que le ski fait sa première apparition en France, importé de Norvège en 1892. Si de riches touristes anglais et américains fréquentent les hôtels de la station depuis longtemps, quelle ne fut pas la surprise des Chamoniards de voir débarquer plusieurs centaines de Sammies en permission du front en 1918 !
En 1921, le Comité international olympique s’interroge : pourquoi ne pas officiellement inscrire les sports d’hiver au programme ? Si les Scandinaves, forts depuis 1901 de leurs Jeux nordiques, y font une obstruction acharnée, la France, elle, milite pour des Jeux « inclusifs ». Et pour un baptême de feu à Chamonix, après avoir éliminé Gérardmer, dans les Vosges, et Luchon-Superbagnères, dans les Pyrénées, pour des questions de logistique. Un an plus tard, sous forte impulsion française, le CIO accorde son patronage à cette Semaine internationale des sports d’hiver, prélude aux Jeux d’été de Paris 1924.
S’enclenche alors une véritable course contre la montre, qui n’est pas sans rappeler les préparatifs de Paris 2024. Les enjeux sont triples : sanitaires, géopolitiques et structuraux. Cinq ans après l’armistice, la vallée de Chamonix est toujours en proie à une grave épidémie de grippe espagnole, que le nouvel hôpital ne parvient pas à contenir. Comme la Russie aujourd’hui, l’Allemagne est exclue de la compétition, en représailles pour son rôle dans la Grande Guerre. Mais surtout, la petite station alpine n’est pas prête ! Les travaux débutent le 31 mai 1923, seulement huit mois avant le début des épreuves. (L’organisation de Jeux d’été la même année que ceux d’hiver dans un même pays est un défi qui ne sera relevé par la suite qu’à deux reprises, par les Etats-Unis en 1932 et l’Allemagne en 1936.)
Le guide de haute montagne Roger Frison-Roche, figure emblématique de la région, futur auteur de la saga Premier de cordée et secrétaire de ces premiers Jeux d’hiver, écrira cinquante ans plus tard : « Même à notre époque […], un tel projet paraîtrait irréalisable ! » Avec le concours de ses quelque 3 000 habitants, la commune relève pourtant le défi : « Jour et nuit on creusa, on charria, avec un acharnement qui suscita l’admiration des spécialistes et la critique virulente de ceux qui n’avaient pas encore saisi toute l’importance des Jeux pour l’avenir de Chamonix. »
La station se dote d’un tremplin de saut à ski, d’une piste de bobsleigh et d’une patinoire de 36 000 mètres carrés – un record ! Pour rejoindre le sommet des pistes, Chamonix inaugure une première version de l’actuel téléphérique de l’aiguille du Midi, alors décrite par le New York Times comme « le plus grand funiculaire aérien du monde ». L’Amérique manifeste cependant une forte inquiétude : où dormiront les athlètes ? « Cette ville française est trop petite », s’inquiète-t-on dans le Times : 65 % des hôtels sont déjà réservés pour le CIO et la presse, et aucun village olympique n’a été construit. La mairie se lance alors dans la chasse aux hébergements. Des particuliers sont directement sollicités : c’est Airbnb avant l’heure !
La neige met le feu aux poudres
Alors que les préparatifs touchent à leur fin, une catastrophe survient. De mémoire de Chamoniard, on n’avait jamais vu pareille tempête : près de deux mètres de neige tombent sur la vallée en vingt-quatre heures. « Chamonix est coupé du monde ! », s’affole le New York Times deux semaines avant le début des épreuves. Tels les 45 000 bénévoles mobilisés pour Paris 2024, tous les hommes disponibles sont réquisitionnés pour dégager les routes, déblayer la patinoire et préparer les pistes de ski. Il faudra une semaine et l’intervention de l’armée pour que tout soit prêt à temps.
Les hockeyeurs américains, déjà sur place, sont « inconsolables » de ne pas pouvoir s’entraîner après leur long voyage et s’en plaignent en long et en large auprès des journalistes. Pendant ce temps, ironie de l’histoire, leurs compatriotes toujours aux Etats-Unis font face au problème inverse : la neige se fait attendre pour les épreuves éliminatoires de ski de Briarcliff Manor, dans la vallée de l’Hudson. Peu importe : 15 000 mètres cubes de poudreuse seront acheminés par train depuis les Adirondacks ! « N’est-ce pas très américain ? », s’enthousiasme la presse française face à cette ingénieuse solution.
« Les Américains ont fait un effort considérable », rapportent les correspondants français outre-Atlantique avec une admiration mêlée d’inquiétude. Chamonix est devenue une affaire d’Etat. New York fait aménager des pistes d’entraînement aux normes officielles, et on décale le championnat national de patinage pour accommoder l’entraînement des « troupes olympiques ». Côté féminin (13 femmes prendront part aux épreuves de patinage artistique, seule discipline qui leur est ouverte), les photos de la gracieuse Beatrix Loughran, « le prodige des Etats-Unis », défraient la chronique. « Brrr… », commente Paris-Soir. « Les places seront chères à Chamonix ! »
La presse américaine ne fait rien pour désamorcer ces effets d’annonce. Le 10 janvier 1924, deux semaines avant le début des Jeux, le New York Times déclare en grande pompe que « le second contingent de l’armée athlétique américaine, qui envahira la France cette année, est en route ». Après une traversée de onze jours et un court séjour parisien, pendant lequel les athlètes fleurissent les statues de George Washington, Benjamin Franklin et du marquis de La Fayette, le Washington Post titre enfin : « L’Amérique est à Chamonix. »
La médaille à tout prix
Le 25 janvier 1924, la cérémonie d’ouverture des premiers Jeux olympiques d’hiver réunit 2 069 spectateurs (contre quelque 400 000 attendus à Paris le 26 juillet prochain). La compagnie des guides de Chamonix, qui fait la fierté de la vallée, ouvre le cortège, accompagnée des différents clubs sportifs locaux, des pompiers et de l’harmonie municipale. Ils sont suivis dans les rues enneigées par 258 athlètes en pulls, pantalons de laine et grosses chaussures, leurs skis, patins, crosses et autres balais de curling à la main. Seize drapeaux claquent au vent.
La bannière américaine, qui ne compte alors que 48 étoiles, est portée par Clarence Abel, originaire de Sault Sainte-Marie. Des années plus tard, le hockeyeur que la presse française surnomme « le géant du Michigan » se confiera sur l’importance historique de ce moment. Car si « Taffy » est capitaine de son équipe et le premier porte-drapeau américain aux Jeux olympiques d’hiver, il est aussi le premier Amérindien à participer aux J.O. Cet héritage ojibwé, qu’il dissimulera pendant toute sa carrière, et son acharnement face au racisme institutionnel font de lui un double pionnier.
Dès le lendemain, l’Américain Charles Jewtraw s’impose dans l’épreuve de patinage de vitesse et marque lui aussi l’histoire en décrochant la première médaille d’or des Jeux olympiques d’hiver. Le tout, après une éprouvante traversée de l’Atlantique. En 1983, dans Sports Illustrated, il se souviendra avoir initialement refusé de concourir à Chamonix, effrayé par le 500 mètres, discipline dont il n’avait pas l’habitude : « J’étais un pauvre garçon de Lake Placid ! » Il accepte de participer, convaincu par ses entraîneurs, mais reste pessimiste. « Je n’étais même pas nerveux le jour de la course. Pourquoi l’aurais-je été ? Je savais que je n’avais aucune chance de gagner. »
Et pourtant. Après un démarrage qui éblouit les spectateurs, celui que le Chicago Tribune surnomme « le roi américain de la vitesse sur glace » réalise un temps record : 44 secondes ! Et devance les patineurs nordiques, pourtant donnés comme invincibles. « C’était comme un conte de fées », se souvient Charles Jewtraw, qui fera la une des quotidiens français, ravis de la défaite scandinave. Un journal parisien ira jusqu’à affirmer que le sportif new-yorkais est en réalité d’origine française ! « Son nom serait Jutras : comme quantité de Canadiens français éduqués aux Etats-Unis, il a anglicisé son nom. »
Une affirmation apocryphe qui a le mérite de démontrer l’enjeu de la victoire remportée ce jour-là par les Etats-Unis. La fanfare joue l’hymne américain, les coéquipiers du patineur lui tombent dans les bras, le soulèvent dans les airs, tandis que des haut-parleurs jaillit en français une phrase qui marquera l’histoire : « Charles Jewtraw des Etats-Unis gagne la première compétition des premiers Jeux d’hiver ! » L’Américain, qui a fait don de sa médaille au National Museum of American History de Washington en 1957, gardera un vif souvenir de sa victoire olympique. « Combien de personnes vivent un moment pareil ? »
Antiaméricanisme sur glace
Si le public chamoniard se réjouit de cette première médaille, la semaine qui suit va soulever de vives tensions transatlantiques. Depuis leur arrivée, les hockeyeurs américains n’ont cessé de se plaindre de l’organisation française. En premier lieu, ils s’étonnent de l’agencement de la patinoire olympique qui, contrairement aux patinoires américaines, n’est pas cerclée de balustrades sur lesquelles faire rebondir le palais. Ce qui rend le jeu « à l’américaine » impossible. « Au moins, les Canadiens ne pourront pas non plus jouer correctement », se console l’entraîneur dans la presse.
Lorsque celui-ci demande que les matchs soient joués par périodes de 15 minutes, au lieu des 20 qui sont de coutume en Europe, l’organisation refuse. Le caractériel William Haddock menace alors de retirer son équipe de la compétition. « Cet incident peut paraître insignifiant aux gens de chez nous », soutient-il dans les journaux américains, « mais c’est une question de principe ». Et une réaction à l’« impolitesse française ». Malgré ces dissensions, l’équipe reste en lisse et glisse de victoire en victoire. Les Etats-Unis balayent la Belgique 19-0, la France 22-0, l’Angleterre 11-0 et la Suède 20-0. Et bientôt se profile la finale, contre le grand rival canadien.
Mais l’entraîneur William Haddock fait de nouveau parler de lui. Il est persuadé que les nations européennes se sont liguées contre les Etats-Unis afin de venger leurs cuisantes défaites. Un doute qui n’est pas sans fondement : le 4 février, sous le titre « On patine, on potine », Paris-Soir rapporte que le gardien de but français a prêté son équipement de pointe à son homologue canadien, avec pour instruction de « ne laisser passer aucun but américain ». Paniqués par cette « conspiration » européenne, les joueurs états-uniens sont convaincus de leur imminente défaite. Une attitude « complètement antiaméricaine », selon le New York Times.
Les Etats-Unis et le Canada s’accordent toutefois sur un point : ils s’inquiètent que l’arbitre « continental » choisi par le CIO soit trop peu familier avec les « subtilités du hockey tel qu’on le joue outre-Atlantique ». Le match sera impitoyable. Dans cette finale « fast and furious » qui excite la presse et draine des milliers de spectateurs, les colosses nord-américains se livrent une lutte sauvage, qui se solde par de nombreux exclus et encore plus de blessés. D’autant que les joueurs, en dehors du gardien, ne portent aucun équipement de protection ! C’est, selon le New York Times, « la lutte de hockey la plus rude jamais jouée en Europe ».
Massée autour de la patinoire, la foule assiste avec joie à un combat de gladiateurs. Cette rencontre musclée, souligne le sociologue Sébastien Stumpp dans Chamonix 1924 : Les premiers Jeux olympiques d’hiver (2023), témoigne « de l’intérêt montant dans les sociétés occidentales, profondément affectées par le déferlement de violence de la Première Guerre mondiale, pour les spectacles sportifs brutaux s’accommodant d’attitude haineuse, de rhétorique belliqueuse et virile ». Le Canada sortira vainqueur de la confrontation, avec six buts contre un.
Après les Jeux
Les premières olympiades hivernales sont un succès. Les spectateurs qui affluent de France et de l’étranger découvrent ces sports – patinage artistique, combiné nordique, ski de fond, saut à ski ou patrouille militaire, l’ancêtre de notre biathlon – dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence. Les absents ne sont pas en reste, nourris quotidiennement par les quelque 200 journalistes qui couvrent les épreuves et expédient depuis Chamonix un flux continu de dépêches vers les rédactions du monde entier. Dans son discours de clôture, le baron Pierre de Coubertin, père des J.O. modernes et président du CIO, vante les sports d’hiver comme « une école d’audace, d’énergie et de volonté persévérante ».
Pour sa part, la presse française montre du doigt « le manque complet de tenue des représentants du Canada et des Etats-Unis, qui avaient, l’un trop copieusement arrosé la victoire canadienne dans le tournoi de hockey, l’autre noyé son désespoir ». Une critique qui ne fait que redoubler lorsque les athlètes américains prennent la direction de la capitale pour saluer leurs admirateurs parisiens. Avant de reprendre le chemin de l’Amérique de la prohibition, les olympiens font un passage remarqué aux Folies Bergères. Le patineur William Steinmetz, de Chicago, évoquera avec émotion sa visite : « Sur la scène, les filles étaient nues, et à l’entracte, elles venaient nous vendre de l’alcool ! » Charles Jewtraw n’est pas en reste : « J’appelais toutes les filles ‘chérie’ », se souvient-il. « Mais avant de quitter Lake Placid, j’avais solennellement promis à ma chère mère de ne rien faire avec les Parisiennes. »
Fort du succès de sa Semaine internationale des sports d’hiver, Chamonix reçoit en 1925 le label officiel de « Premiers Jeux olympiques d’hiver de l’histoire ». L’organisation reviendra en France à plusieurs reprises : à Grenoble en 1968, à Albertville en 1994… et dans les Alpes du Sud en 2030. Une décision d’ores et déjà contestée au regard de la crise climatique qui menace l’avenir de la neige et des sports d’hiver. « Se souvenir de Chamonix 1924 est peut-être plus que jamais nécessaire », insiste l’historien des sports Julien Sorez. « Loin du gigantisme et du spectaculaire qui ont pris le dessus ces dernières décennies, tout l’enjeu des J.O. de 2030 sera de les inscrire au plus proche du modèle pérenne inventé par Chamonix 1924, à mi-chemin entre innovation et respect de la nature. »
Chamonix 1924, les premiers Jeux olympiques d’hiver, dirigé par Julien Sorez, Glénat, 2023.
Article publié dans le numéro de janvier 2024 de France-Amérique. S’abonner au magazine.