Histoire

Duel franco-américain à Casablanca

Dans l’imaginaire collectif, le nom de « Casablanca » évoque les mots doux d’Humphrey Bogart à Ingrid Bergman : « Nous aurons toujours Paris. » Mais pour les historiens de la Seconde Guerre mondiale, cette ville marocaine est avant tout le symbole d’un affrontement oublié entre nos deux pays qui fit 1 346 victimes françaises et 1 052 américaines, dont on fête ce mois-ci le 80e anniversaire.
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L’armada américaine en route pour le Maroc français : 102 navires, dont trois cuirassés, cinq porte-avions, sept croiseurs et 38 destroyers. © U.S. National Archives, colorisation par Sébastien de Oliveira pour France-Amérique

Le vieux cuirassé Massachusetts est amarré dans l’estuaire de la rivière Taunton à Fall River, à une heure au sud de Boston. Transformé en musée, le navire lancé en 1941 exhibe ses blessures de guerre : une brèche de la taille d’un ballon de basket dans l’acier du pont principal, une constellation d’impacts dans un des postes d’équipage, une autre sur la plage arrière. A côté de chaque déchirure, un écriteau indique le coupable : «un obus ennemi » reçu le 8 novembre 1942. Ce que la signalétique omet de préciser, c’est l’origine française de ces projectiles, tirés par le croiseur Primauguet et la batterie côtière de El Hank, au Maroc.

Pris pour cible, le Massachusetts reçut l’ordre de se défendre : « Play ball ! » Le navire américain tirera 786 obus avant la fin de la journée. Au large de Casablanca, le débarquement allié en Afrique du Nord vient de commencer. Son nom ? L’opération Torch, dirigée par le général Eisenhower, futur architecte du débarquement de Normandie. Son objectif est d’acheminer 107 000 soldats américains et anglais au Maroc et en Algérie avant de faire marche vers la Tunisie, une autre colonie française, et d’y prendre en tenaille l’armée allemande. Au moment où l’armada alliée appareille, une question est dans tous les esprits : comment la France de Vichy réagira-t-elle face à cette invasion ? (Le général Juin, dans France-Amérique, parlera d’une « entrée par effraction ».) Les Français oseront-il tirer sur leurs alliés de la Grande Guerre ?

Depuis le 22 juin 1940, la France est un pays neutre dans le conflit. L’armistice signé avec l’Allemagne prévoit la démobilisation de ses forces et l’occupation d’une partie du pays, mais son empire colonial est épargné. Il reste sous contrôle français et Pétain obtient d’Hitler le droit d’y maintenir une armée. En contrepartie, les colonies s’engagent à repousser toute incursion, sous peine de représailles. Les troupes vichystes sont zélées : en septembre 1940, elles ouvrent le feu sur les Français libres et les Anglais venus rallier la ville de Dakar. « Les Français étaient tout aussi susceptibles de tirer sur une force gaulliste que sur les Britanniques », écrit l’historienne Meredith Hindley. « Il était cependant peu probable que les Français tirent sur les Américains. »

Les dernières négociations

C’est du moins ce qu’espère Roosevelt. En préparation du débarquement, néanmoins, le président américain a envoyé en Afrique du Nord le diplomate Robert Murphy. Sous couvert de mener une mission d’aide économique, celui-ci organise un réseau de renseignement et de résistance et remue ciel et terre pour convaincre le Maroc et l’Algérie de rejoindre le camp allié. Les généraux Giraud, Mast et Béthouart sont prêts à faire défection – ils préparent un coup d’Etat et, trois semaines avant le jour J, rencontrent en secret les Américains – mais la majorité des officiers français refusent de désobéir à Vichy. « Si vous [débarquez] », réplique Charles Noguès, le résident général au Maroc, « je vous attendrai avec toute la puissance de feu que je possède ».

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Le général Patton à bord du croiseur Augusta, peu de temps avant le débarquement américain au Maroc. « Il est regrettable d’envisager la nécessité de combattre les vaillants Français, qui sont au fond sympathiques envers nous », dira-t-il à ses soldats, « mais toute résistance [...] doit être anéantie ». © U.S. National Archives, colorisation par Sébastien de Oliveira pour France-Amérique

Alors que le convoi américain approche de sa destination, le général Patton ne sait toujours pas sur quel pied danser. Il a été désigné par Eisenhower pour commander les forces qui toucheront terre au Maroc, mais à bord du croiseur Augusta, les renseignements contradictoires se succèdent à la radio. «D’après certains des messages que nous avons, il semble qu’il y ait de bonnes chances que l’armée et l’aviation françaises nous rejoignent », confie-t-il dans une lettre à sa femme le 2 novembre. Quatre jours plus tard, il écrit dans son journal : « Les interceptions [des messages ennemis] indiquent que les Français se battront. »

Le 8 novembre au petit matin, Noguès reçoit une lettre de Roosevelt l’informant de l’imminence d’un débarquement et lui offrant une dernière chance de coopérer ou de rester neutre. Cette ultime tentative échoue. Sans attendre, le résident général met ses troupes en alerte et fait arrêter les officiers conspirateurs ainsi que le personnel diplomatique américain. Les relations entre Vichy et Washington sont interrompues. Au Maroc, les batteries françaises ouvrent le feu sur la flotte américaine à 6h07. Le destroyer américain Murphy est touché peu de temps après : 3 marins sont tués et 25 blessés. A bord de l’aviso Commandant Delage, bombardé en réponse par l’aéronavale américaine, le mécanicien Claude Théodin est consterné : « On a tiré sur les Américains ! »

Un duel fratricide

La bataille pour l’Afrique du Nord est féroce. « Beaucoup des soldats français étaient pro-américains, mais ils obéissaient aux ordres », explique l’historien Vincent O’Hara. Un autre auteur, Jacques Mordal, évoque un « engrenage effroyable », une « lutte […] pour le respect de l’obéissance et de la parole donnée ». Devant Casablanca, la Marine nationale et l’U.S. Navy s’affrontent pendant plus de six heures : ce sera la plus importante bataille navale de la Seconde Guerre mondiale dans l’océan Atlantique. Le cuirassé Jean Bart, fleuron de la flotte française, manque de justesse l’Augusta, à bord duquel se trouvent Patton et l’amiral américain Hewitt. Au nord de Rabat, où les troupes américaines convoitent la base aérienne de Port Lyautey, l’infanterie française contre-attaque à la baïonnette ! Sur ordre d’Hitler et de Mussolini, les sous-marins et bombardiers de l’Axe viennent prêter main forte aux Français en Algérie pour repousser les « envahisseurs ».

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Un Wildcat décolle du porte-avions américain Ranger, au large de Casablanca, le 8 novembre 1942. Son objectif : bombarder les navires et sous-marins français ainsi que les défenses côtières. © U.S. National Archives, colorisation par Sébastien de Oliveira pour France-Amérique
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Le croiseur américain Augusta sous le feu d’une batterie française, au large du cap de Fédala, au Maroc, le 8 novembre 1942. © U.S. National Archives, colorisation par Sébastien de Oliveira pour France-Amérique

Patton, qui prend pied au Maroc le 8 novembre en début d’après-midi, reste confiant : « Les Français ne veulent pas se battre [avec nous] », écrit-il dans son journal. « J’ai l’impression que la plupart du temps, ils bombardent l’océan plutôt que la plage. » Quelques jours plus tard, il livre à sa femme un récit bien différent : « J’ai passé la matinée [du 9] sur la plage. Les choses allaient assez mal et nous avons été bombardés et mitraillés par l’aviation française… » Les ordres de Pétain sont formels : il faut poursuivre le combat le plus longtemps possible. Malgré tout, des tractations s’engagent entre officiers français et américains et le 11 novembre, jour anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, un cessez-le-feu est signé.

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Charles Noguès (à gauche), représentant de la France au Maroc, et le colonel américain Hobart Gay, chef d’état-major de Patton, avant la signature du cessez-le-feu à Casablanca, le 11 novembre 1942. © U.S. National Archives, colorisation par Sébastien de Oliveira pour France-Amérique

La nouvelle tombe à point nommé : l’U.S. Army, à grand renfort de chars et de bombardiers, était sur le point de lancer une attaque de grande envergure sur Casablanca. Le 26 novembre, une messe est célébrée en l’honneur des morts français et américains – dont une partie repose aujourd’hui au cimetière de Ben M’Sik et au cimetière américain de Tunis – et deux mois plus tard, une conférence réunit Roosevelt, Churchill, Giraud et de Gaulle, jusqu’alors tenu à l’écart. Devenus alliés, les ennemis d’hier se battront côte à côte en Tunisie, en Italie et bientôt en France et en Allemagne. Ce duel fratricide pour l’Afrique du Nord, occulté au nom de l’amitié franco-américaine, fut une « erreur tragique », écrit Jacques Mordal. « Que les forces américaines aient pu en venir aux mains avec les forces françaises du Maroc et d’Algérie, alors qu’elles combattaient notre ennemi commun, est l’un des drames les plus cruels de la Deuxième Guerre mondiale. »

Les alliés en guerre

Avant l’opération Torch, la France et les Etats-Unis se sont fait face lors de la Quasi-guerre de 1798-1800. Jamais officiellement déclarée, elle reste néanmoins un conflit majeur dans l’histoire de nos deux pays : le Traité d’alliance franco-américaine de 1778 est abrogé, plus de 2 000 navires de commerce sont capturés et de nombreux marins français et américains sont tués, principalement lors d’escarmouches navales dans l’Atlantique et les Caraïbes. Le 28 mai 1754, avant l’indépendance des Treize Colonies, rappelons aussi qu’un groupe de miliciens virginiens, menés par un jeune George Washington, ouvre le feu sur un détachement français en Pennsylvanie. L’officier Joseph Coulon de Villiers, sieur de Jumonville, est tué avec neuf de ses hommes. C’est l’un des premiers affrontements de la guerre de la Conquête (ou French and Indian War), qui verra s’opposer la France et la Grande-Bretagne (et ses troupes américaines) pour le contrôle de l’Amérique du Nord.

 

Article publié dans le numéro de novembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.