The Observer

En France, un prénom est bien plus qu’un nom

Populaires dans les années 1990, les prénoms anglo-américains comme Dylan, Brandon ou Kylie sont devenus des marqueurs sociaux souvent embarrassants. En France, quelque 2 700 Kevins font chaque année une demande de changement de nom.
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© Hervé Pinel

Si les prénoms sont une fenêtre ouverte sur la sphère sociale, comme l’affirment certains sociologues, alors l’actualité française a récemment mis en évidence un sujet à la fois complexe et sensible. Pour la première fois dans l’histoire de la Cinquième République, deux hommes nommés Kévin – MM. Pfeffer et Mauvieux – ont été élus à l’Assemblée nationale. Ils y siègent aux côtés d’autres élus aux prénoms « traditionnels », comme Pierre, Eric, Olivier, Jean-Pierre et autres Jean-chose.

Surnommés par les médias « les deux Kévin », ils font partie du Rassemblement national, le parti d’extrême droite autrefois connu sous le nom de Front national, qui a obtenu des résultats significatifs lors des élections législatives de juin dernier. Pour l’observateur étranger, une telle attention portée au prénom peut sembler étrange, car Kévin – avec ou sans accent aigu – n’a rien d’un blase d’exception. Mais en France, il renferme des connotations de classe, liées notamment à la structure du Rassemblement national et du contingent d’électeurs que représente le parti.

Un petit historique sera ici bienvenu. De 1803 au début des années 1990, la loi française exigeait que les nouveau-nés reçoivent un prénom conventionnel issu du calendrier des saints chrétiens – pensez à Marie, Madeleine, Jacques ou Jean (encore lui). En 1993, la loi a été modifiée, en apparence pour autoriser une plus grande palette de choix : des noms étrangers ou régionaux, des diminutifs et des « noms inspirés de la mythologie» ont été ajoutés. Mais ce changement devait aussi permettre de s’adapter aux évolutions inévitables et continues des pratiques sociales. Les résultats de ces nouvelles règles ont été spectaculaires autant qu’inattendus : en plus des Tifenn (breton), Milo (provençal) et Othilie (alsacien), ou des occasionnels Déméter et Perséphone, des milliers d’enfants ont reçu des noms excentriques, dont une bonne partie à consonance anglo-américaine.

Dans son éclairante étude des évolutions de la société française, L’Archipel français (2019), le sociologue Jérôme Fourquet attribue cette tendance à l’expansion de la culture populaire américaine dans la France des années 1960 et 1970. Il parle plus particulièrement du succès de films hollywoodiens tels que Danse avec les loups (avec Kevin Costner) et Maman, j’ai raté l’avion (avec un personnage principal appelé… Kevin). Autre influence culturelle d’envergure : la série télévisée Beverly Hills, dans laquelle on trouve un Kevin, mais aussi un Brandon, un Dylan et un Kyle. La musique et la mode ont également laissé des traces, avec Cyndi Lauper et Cindy Crawford en égéries influenceuses de noms.

Tous ces prénoms sont devenus follement tendance en France, notamment dans les classes socio-économiques populaires. Un chercheur en sciences sociales, Baptiste Coulmont, avance que cette Kévin-mania incarne « l’émancipation culturelle des classes populaires » vis-à-vis de l’élite. Autrefois, explique-t-il, les prénoms à la mode suivaient une trajectoire descendante, qui prenait racine dans les groupes sociaux les plus aisés avant de ruisseler peu à peu vers les classes moyennes. Ce modèle, qui s’appliquait à tout un éventail de normes sociales, s’est modifié pendant la deuxième partie du siècle dernier. L’engouement pour les prénoms anglo-américains en est certainement une des conséquences les plus visibles (ou du moins audibles), avec des milliers de parents persuadés qu’un prénom « exotique » conférerait à leur progéniture une personnalité unique et les nimberait de classe. Et quoi de plus classe, justement, qu’un peu de poussière d’étoiles hollywoodiennes ? Nul besoin de préciser que tous les enfants nés à cette époque ne portent pas le nom d’une star de cinéma ou d’un mannequin : la popularité des prénoms connaît généralement une courbe de croissance en cloche et décline après avoir atteint un sommet. Reste que, lors de leurs heures de gloire, Kévin, Kylie et les autres ont porté fièrement leur prénom, ignorant béatement qu’il était devenu un marqueur social.

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© Hervé Pinel

C’est dans ce contexte, au sortir d’une longue période de bouleversements économiques et sociaux à la fin des années 2010, que l’arrivée des deux Kévin à l’Assemblée nationale française a fait les gros titres. Que l’un d’eux soit conseiller en assurances et l’autre consultant en management n’a pas empêché certains conservateurs de faire la moue, en prétendant que ces nouveaux-venus appartiennent à ce qu’on appelle poliment « la classe populaire ». En effet, Jérôme Fourquet a découvert un chevauchement presque parfait entre ce qu’il identifie comme la « carte des Kévin et des Dylan » et la carte des électeurs du Rassemblement national. Presque trente ans après la mode originelle, il semblerait donc que ceux qui portent le nom d’une ancienne vedette du petit écran se classent automatiquement dans la frange réactionnaire de la classe ouvrière : Ryan le Ringard ou Kévin le Cassos. Evidemment, les choses sont plus compliquées, et même si la plupart de ces enfants des années 1990 venaient bien des échelons les plus bas de l’échelle socio-économique, la mobilité sociale en a fait une cohorte bien plus variée aujourd’hui.

Comme l’observe Baptiste Coulmont, « les Kévin sont aujourd’hui partout. Les stéréotypes sont en train de basculer : parce qu’aujourd’hui les jeunes grandissent en ayant un instit qui s’appelle Kévin, un médecin qui s’appelle Kévin, etc. » Pourtant, les préjugés anti-Kévin, qui concernent également les Dylan, Jennifer et autres Jordan, sont d’une fâcheuse – et souvent inquiétante – réalité. En 2015, l’Observatoire des discriminations, un institut de recherche mesurant l’exclusion sociale, a remarqué que parmi les candidats à un emploi, à expériences et qualifications égales, un Kévin avait 10 à 30 % de chances en moins d’être embauchés qu’un dénommé Arthur. D’autres Kévin ont parlé ouvertement du mépris de classe qu’ils subissent à cause de leur nom – par exemple, un universitaire déconsidéré car ses parents, deux anglophiles de la classe moyenne, l’ont baptisé d’après le saint irlandais Kevin de Glendalough (« S’ils avaient su, ils m’auraient appelé James ou Harold »), ou un étudiant aux ambitions politiques à qui sa professeure assure que personne ne le prendrait au sérieux. En effet, selon l’INSEE, quelques 2 700 Kévin font une demande de changement de prénom chaque année.

D’autres encore préfèrent se dresser contre ces discriminations. Kevin Fafournoux, directeur artistique et animateur graphique, réalise un documentaire intitulé Sauvons les Kevin, qu’il décrit comme un film « sur les Kévin, avec des Kévin, réalisé par un Kévin ». Il cherche à rétablir la dignité de la Kévinosphère. L’élection de MM. Pfeffer et Mauvieux devrait être vue à l’aune de cette quête, assure-t-il, tout en admettant que dans un monde idéal, elle ne devrait même pas être dans le radar des médias. Ces mêmes médias qui ont pourtant mis la question sous le feu des projecteurs et l’ont replacée dans un contexte plus général.

Pour toute l’attention portée aux Kévin et consorts, il ne faut pas oublier que la France est une société multiculturelle et que les enfants qui y naissent s’appellent aussi Mohamed, Aisha, Kamila et Rayan. Deux des 50 personnalités préférées des Français sont Omar (Sy) et Teddy (Riner). En outre, le terme « nom de baptême » n’apparaît jamais dans les textes officiels et ne surgit que rarement dans la langue courante (« prénom » étant le mot le plus employé). Il est bon de se rappeler de ces détails qui semblent insignifiants lorsque, par exemple, un candidat à la récente élection présidentielle affirme publiquement que les nouveau-nés devraient porter des prénoms « français » – un retour à la loi du XIXe siècle – et qu’appeler un enfant Mohamed revient à coloniser la France. Personne ne lui a demandé s’il considérait Kévin comme un prénom français.

Les prénoms en disent donc aussi long que les noms ! Un jour, peut-être, la France aura un président nommé d’après un acteur hollywoodien. Après tout, en 2016, peu de gens pensaient qu’un chef d’Etat américain porterait le nom d’un canard de bande dessinée.

 

Article publié dans le numéro de septembre 2022 de France-Amérique. S’abonner au magazine.