Cet enthousiasme pour la Prise de la Bastille, que tous les Français ne partagent pas – la Révolution, qui fut aussi une guerre civile, n’a pas laissé que de bons souvenirs – remonte aux origines mêmes de l’histoire conjointe de nos deux peuples. Lorsque les nouvelles de la Révolution française parvinrent à Philadelphie, avec les six semaines de décalage habituelles en ce temps-là, les pères fondateurs et inspirateurs de la nouvelle nation américaine l’interprétèrent comme une réplique de la libération des Etats-Unis.
Il est vrai, les mêmes principes animent les révolutionnaires libéraux des deux côtés de l’Atlantique et les mêmes auteurs : Jean-Jacques Rousseau, Voltaire, Montesquieu, John Locke. Selon George Washington et Thomas Jefferson, il ne faisait aucun doute, en 1789, que l’esprit des Lumières gagnait le monde entier, parti de Philadelphie, emportant Paris et demain Londres et Berlin. Cet enthousiasme transatlantique persuadera Thomas Paine, le pamphlétaire déterminant de l’indépendance des Etats-Unis, de rallier la France et de devenir député à la Convention de 1792 ; mais il échappera de peu à la guillotine lorsque la Révolution française, tournant le dos à ses aspirations initiales, sombrera dans une Terreur d’Etat.
Après l’allégresse de la Bastille, les supporters américains de la Révolution française durent vite déchanter : ils espéraient pour la France une monarchie constitutionnelle, pas la mort du roi ni la guerre civile. John Adams, qui succéda à George Washington, déplora le fait que les Français ne savaient pas faire des « révolutions modérées ». La jeune république américaine, dès 1792, se détourna de la France pour des raisons idéologiques, mais aussi économiques : les Etats- Unis renouèrent avec la Grande-Bretagne, leur principal client. Ce qui fera regretter à Talleyrand, en exil à Philadelphie avant de devenir ministre des Affaires étrangères de Napoléon, le soutien de la France à l’indépendance américaine. « Ces Américains », écrit-il en 1793, « ne sont après tout que des Anglais ». Cette antipathie américaine pour les conséquences de la Révolution de 1789 tournera à la haine contre Napoléon qui trahit les principes de toute république et détruisit le commerce maritime.
Malgré cet amour déçu, les Américains sont restés fidèles, non pas à la Révolution française en soi, mais à ses fondements idéalistes : d’où Bastille Day avec ses fêtes de rue et ses bals dans de nombreuses villes américaines. Et les Français, que célèbrent-ils? Eh bien, on ne le sait pas. Un siècle après la prise de la Bastille, les députés à Paris décidèrent que le 14 juillet deviendrait fête nationale. Quel 14 juillet ? Il y en eut deux : la prise de la Bastille en 1789, la Fête de la Fédération en 1790. Cette fête-là fut célébrée au Champ de Mars, où s’élève aujourd’hui la Tour Eiffel, édifiée en 1889. En 1790, Talleyrand, qui était aussi évêque, célébra une messe. La Fayette était présent, le roi Louis XVI aussi ; de toutes les provinces étaient montées des délégations. La France semblait réconciliée. Pas pour longtemps, hélas ! Un siècle plus tard, les députés se querellèrent donc en d’interminables séances entre les partisans de 89, plutôt de gauche, et de 90, plutôt de droite. Ils se séparèrent sans conclure, si bien que l’ambiguïté demeure : seul le 14 juillet subsiste, mais l’année reste indéterminée.
Ce qui n’est pas plus mal : chacun en son for intérieur est libre de commémorer ce qu’il préfère, la révolution ou la réconciliation. Pour les Américains, c’est plus simple : Bastille Day célèbre un principe, à l’instar de la Statue de la Liberté, l’espoir que le principe républicain, formulé à Philadelphie et Paris, devienne universel. Il reste un bout de chemin à parcourir, ensemble si possible.